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même où sa femme est presque prise dans le traquenard d’un roué, à deux pas d’elle justement, il requiert de bonne foi le commissaire qui passe, pour lui faire enregistrer l’infidélité de sa maîtresse ; et quand le commissaire, après un interrogatoire bouffon, lui dit qu’il n’a pas à s’occuper de ces choses-là : « Je croyais que vous le pouviez, dit-il, par extension. » — Qui désignerai-je encore ? Tabernier, le mari trompé, qui depuis longtemps a pris son parti de ce malheur et se réjouit de le faire enfin constater. Il a tout son sang-froid et prie le commissaire de respecter l’orthographe de son nom : Tabernier, et non Tavernier. Il plaisante et fredonne : « Nous allons chez moi, à une heure ; nous montons, nous entrons sans bruit, et alors… Taratata balababoum ! »

Voilà une Ronde qui n’est pas une ronde des morts ; on ne peut soupçonner les danseurs de n’exister plus ni de n’exister point ; tous, jusqu’aux plus petits, que je n’ai pas le loisir de signaler, ils sont de ce temps et de cette ville, et, s’ils ont un tort, c’est qu’ils n’en sont que trop. Balaban, Roncerolles et Tabernier ne seront pas chez eux comme le Maître de forges, — ni comme le Misanthrope, — à Bucharest et à Mont-de-Marsan aussi bien qu’à Paris ; je doute qu’on les reconnaisse partout et que partout on les accueille. Mais ici, du moins, quel plaisir de voir se trémousser ces bonshommes ! Ombres chinoises, d’accord ! ou plutôt ombres parisiennes, mais portées par des humains, et non par des pantins ; ombres frétillantes, que fait grimacer le frémissement des nerfs et non une manœuvre de ficelles ; ombres minuscules, j’en conviens, ombres d’atomes, soit ! mais la poussière dont voici la dansante image est de la poussière d’humanité.

Le style, qu’en puis-je dire que je n’aie dit et redit à propos d’autres pièces de M. Meilhac ? Il est justement celui qui sied aux personnages, ni trop haut ni trop bas d’un ton. Léger, coloré comme l’oiseau-mouche, il sautille comme le pierrot de nos toits. La scène de Roncerolles et de Mrs Barklay, au second acte, est écrite de la même plume que la Petite Marquise : c’est le Dépit amoureux, réduit et traduit en jargon de nos jours. Roncerolles est sincèrement amoureux et jaloux ; mais son amour et sa jalousie s’expriment comme peuvent s’exprimer l’amour et la jalousie de Roncerolles, Parisien de Paris, et membre de plusieurs cercles. Tout ce qui l’entoure ici parle de naissance le même dialecte, propice aux trouvailles de parole, reparties et joyeux traits ! Ce ne sont pas ici des bons mots fabriqués d’avance et laborieusement plaqués, mais les lazzi d’une malice qui s’égaie elle-même et s’émoustille en marchant. Point de faux brillans attachés de force sur l’habit des comparses ni des héros ; mais une poudre d’émail voltige sur tous et donne à tous de l’éclat sans altérer les couleurs. Chacun est naïf et tous ont de l’esprit. Par instans, sous la libre boutade d’un personnage,