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manière, est aussi poète : son œuvre entière, s’il en était le seul maître et s’il l’avait faite comme il la rêve, je crois bien l’entrevoir : c’est le théâtre de Gavarni, gouverné par Fantasio.

Entrez en danse, personnages de la Ronde ! Vous n’êtes que des silhouettes, mais combien caractéristiques et vivantes ! Vous ne jouez qu’une parade, et bien légère, mais combien humaine ! D’abord Balaban, le commissaire : aimable homme, folâtre et philosophe, léger de mœurs naguère, et puis léger de bourse, léger de caractère toujours. Ruiné par la vie élégante, il a couru le monde quelque temps à la poursuite de la fortune. Revenu au gîte, il a demandé une place au gouvernement, n’importe laquelle, pourvu qu’elle fût voisine du boulevard ; un commissariat de police était vacant : il s’y blottit. S’il réussit dans cet emploi, il y restera ; s’il voit au bout de huit jours qu’il n’y peut rendre aucun service, il en demandera un meilleur. Il remplit ses fonctions avec l’innocence d’un amateur, il s’en amuse avec la gaîté d’un novice. Il feuillette sans fausse honte le manuel du métier ; un mari vient-il le requérir pour surprendre sa femme en flagrant délit, il se réjouit de cette aubaine comme d’une bonne fortune ; il en profite pour faire une politesse à l’ami qu’il rencontre ; peut-être a-t-il un dîner ou quelque ancien souper à lui rendre : « Qu’est-ce que tu fais après le spectacle ? — Moi ? rien. — Veux-tu venir avec moi ? J’ai une constatation d’adultère… — Mais est-ce que tu peux ? .. — Je demanderai la permission au mari. » Et il la demande, en effet : « Cela ne vous fait rien que j’emmène un ami ? »

L’ami, Roncerolles, tête à l’évent, mais bon cœur ; gentil camarade au club, et bientôt peut-être excellent partenaire dans le ménage ; amoureux pour le bon motif, amoureux de cerveau étroit et de sang pauvre, mais amoureux jusqu’au bout des nerfs et vibrant de jalousie au moindre souffle. — Son rival, le beau Narsi, Illyrien de naissance et grec partout ; il vit du baccara, c’est-à-dire du hasard corrigé par l’adresse ; mais c’est au jeu de l’amour qu’il espère profiter davantage : il veut gagner une orpheline, miss Nelly Barklay, en partie liée. En effet, il prétend d’abord compromettre ses deux tantes, Mrs Barklay, la belle veuve, et la petite Mme Pérelle, trop délaissée par son mari : alors il aura prise sur elles et obtiendra la main de leur nièce. — Mrs Barklay, l’Américaine acclimatée chez nous, d’allures cavalières et familières, mais de sens droit et de volonté saine ; sa sœur, Mme Pérelle, romanesque dans le flirt, imprudente comme une alouette ; miss Nelly, l’héritière, gamine émancipée par sa dot, qui secoue ses boucles folles, saute à pieds joints et frappe dans ses mains en s’écriant : « Je donnerais un million pour avoir ceci, pour aller là ! je donnerais tous mes millions pour avoir un mari comme le comte ! .. » — Pérelle, le viveur impénitent, qui néglige Mme Pérelle en ne voyant pas qu’elle est charmante, pour se dandiner à la suite de toutes les drôlesses de Paris… A l’heure