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Ainsi, le squelette idéal d’un certain théâtre, dressé par M. Sardou, n’a pas, autant qu’on le pensait, affriolé, l’assistance ; et ce qui d’ordinaire garnit le squelette, présenté par M. d’Ennery, l’a dégoûtée. Ai-je besoin de dire que je ne compare ni le mérite des deux ouvrages ni même leur succès ? Mais, d’un côté, je vois une perfection de forme, et, de l’autre, une plénitude de matière, qui, à des degrés différens, irritent le public M’étonnerai-je après cela si quelqu’un, voyant dénoncées les conventions en vertu desquelles l’une et l’autre étaient agréées, se risque à changer cette forme et cette matière ?

« Enfin nous sommes venus, nous autres qui ne savions pas faire une pièce ! .. » Au cours d’une causerie familière, c’est de cette façon plaisante que certain auteur, après avoir décrit les habiletés de M. Scribe et de son école, en vint à s’annoncer lui-même. Il avouait, par ce tour, son dédain pour des combinaisons auxquelles des fantoches peuvent seuls se prêter ; il déclarait sa préférence pour un art moins spécial au théâtre et plus voisin de la littérature, où l’observation des caractères, des sentimens, des mœurs, et, d’autre part, leur expression par le style, sont les principaux mérites du dramaturge.

Pour l’esprit d’observation, M. Meilhac, dans ce domaine parisien où il s’exerce, en est merveilleusement pourvu. Il connaît mieux que personne les petites idées, les menus sentimens, les légers travers de ce peuple ondoyant qui miroite, entre deux rives de hautes maisons, depuis le Gymnase jusqu’à la porte du Bois ; il en sait les sources et les affluens ; il sait même, aussi bien que des moralistes plus graves, où tout cela va se perdre. Il aperçoit les dessous de ce flot qui brille, et s’il ne rend, par de petites touches, que les paillettes de la surface, c’est de manière à prouver qu’il n’est pas dupe ; il ne voit sous cette apparence ni un fleuve de lait pur ni un torrent de boue, mais un courant mêlé de bien et de mal dans des proportions telles que nulle part ailleurs on n’en retrouverait la nuance et le mouvement. Le style lui fait-il défaut ? Point du tout. Jargon, si l’on veut ! ce jargon est le nôtre : en voici justement le vocabulaire et le timbre. Aisément vous découvrirez sur ce théâtre des écrivains plus nobles et plus forts ; mais un auteur dramatique plus expert à faire parler ses personnages selon leur époque, leur condition et leurs mœurs, c’est ce qu’il est malaisé de rencontrer. Aussi bien M, Meilhac ne se soucie guère du reste. J’imagine qu’il ne professe canoniquement le mépris d’aucune école ; il ne se résout pas par avance à ne pas construire une pièce ; il la laisse s’élever toute seule. Il anime ses héros, et puis il les écoute. Il les suit où leur naturelle fantaisie les mène ; il s’arrête en leur compagnie n’importe où ; tant qu’ils s’amusent d’y vivre, et puis il repart avec eux ; il les laisse agir et causer comme ils veulent, à l’heure qu’il leur plaît. Au moins est-ce son penchant. Observateur, on le sait assez, et docteur en langue parisienne, M. Meilhac, à sa