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les yeux des personnages, ce c’est pas pour y chercher leurs âmes, mais pour suivre leurs regards : où vont-ils ces regards ? Vers deux bouts de papier, vers celui qu’il s’agit de détruire, vers celui que Susanne a mis à la place. Si Prosper devient amoureux, ou plutôt s’il parle et gesticule comme tel, c’est pour qu’il brûle celui-ci en croyant brûler celui-là, et pas pour autre chose. L’auteur n’a garde de nous distraire de son objet, de nous laisser oublier ces deux chiffons, et de nous attirer trop vers les réalités invisibles de l’âme. Imagine-t-on un escamoteur, pendant un tour d’adresse, racontant des amours et des haines, de façon à faire pâmer et trembler l’assistance ? On se plaint qu’il n’y ait que de l’air dans les gobelets de M. Sardou, et lion s’entête à y trouver une goutte de vin. Sans doute, je préfère un rouge-bord de Molière ; mais quoi ! n’est-ce pas un joli spectacle que des gobelets bien légers et bien nets, maniés par des doigts habiles ? Venu après Scribe, M. Sardou a voulu, cette fois au moins, donner la formule en action, mais la formule presque abstraite d’un certain art : il y a réussi ; combien d’ouvrages sont aussi creux, qui n’ont pas l’honnêteté d’être vides !

Assurément ce n’est pas le reproche d’être vide qu’on pouvait adresser à l’étonnant Amour de MM. d’Ennery et Davyl. Cet Amour était une grande carcasse, comme le Gayant promené dans les fêtes flamandes, où les auteurs avaient amassé la matière de vingt drames contemporains. Déjà, en 1872, à propos d’une reprise de l’Aveugle, un critique faisait remarquer cette sorte singulière d’abondance : « Bien d’inutile, rien de perdu. Ce sont là les procédés de l’industrie perfectionnée, appliqués dans les usines modèles, qui s’approprient et transforment, non-seulement les matières premières, mais aussi les débris, les déchets et les détritus[1]. » Depuis la première représentation de l’Aveugle, depuis vingt-sept années, les magasins de M. d’Ennery s’étaient enrichis ; on jurerait que dans l’Amour, il en a dépensé tout le stock. O le capharnaüm bondé d’effets sûrs, d’effets éprouvés dans le pathétique, voire dans le comique, dans le mélodrame et le vaudeville, et dans tous les ouvrages de genre douteux qui sont l’ordinaire du théâtre contemporain ! Tous les sentimens de convention, toute la fausse humanité, toute la viande creuse mise à l’étal, dans l’espace de tant d’années, sur les planches, tout est ramassé là. Cependant le public grogne ; pis encore, il sourit, en faisant la petite bouche. Maintes fois un de ces morceaux, accommodé de quelque sauce, a contenté son goût ; mais d’avaler toute la bête, les yeux fermés, d’un seul bloc, il fait à présent difficulté, il ne permet pas qu’on le comble et qu’on le gave si grossièrement : à flairer ce ragoût énorme, il s’aperçoit que la satiété lui vient Tirez ! Tirez ! Enlevez l’Amour !

  1. Auguste Vitu, les Mille et une Nuits théâtre (1er vol.). — Ollendorff, éditeur.