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N’étant point ingénieur, nous ne saurions avoir la prétention de dresser le plan exact de ce que nous appellerons la canonnière de 14cm. Nous nous bornons à en esquisser, très largement le programme. Ce n’est pas la première fois que nous le faisons, et nous avions d’ailleurs été précédés dans cette voie par un marin de la plus haute compétence, M. l’amiral Aube. Partisan convaincu de la division du travail, M. l’amiral Aube pense que ce grand principe doit être appliqué à la marine comme à toutes les choses humaines. Pour lui, l’énorme cuirassé destiné à combattre à la fois avec l’éperon, la torpille et l’artillerie, est incapable de se servir à la fois d’armes aussi diverses. Il demande donc la division de l’unité de combat, la spécialisation des instrumens militaires, la construction de bateaux-canons à côté des bateaux-torpilles[1]. De graves et sérieuses objections lui ont été adressées, ainsi qu’à nous-même. Si les torpilleurs peuvent avoir cette grande vitesse qui constitue leur force, s’ils ont prouvé qu’ils sont en état de lutter avantageusement contre une grosse mer, cela tient à leur excessive légèreté. À mesure qu’on les charge plus qu’il ne convient, on voit disparaître successivement leurs qualités de vitesse et de navigabilité. Les capitaines de ces petits bateaux sont tellement convaincus de cette vérité qu’on les a entendus se plaindre très énergiquement de l’addition à leur bord de poids de 50 à 100 kilogrammes. On ne saurait trop insister sur ce point que, si les constructeurs ont pu créer des torpilleurs minuscules et de très grande vitesse, c’est que l’appareil militaire de ces bateaux est fort léger. Il ne pèse, en effet, que 2 tonneaux, tandis qu’une pièce de 14cm avec son approvisionnement pèse près de cinq fois plus. Cette différence de poids s’explique sans peine. Le tube de lancement est, à la vérité, un véritable canon, mais sa fonction se borne à projeter la torpille à quelques mètres, de sorte que la pression de chasse est toujours très petite et que le tube n’a pas besoin de beaucoup de résistance. La torpille renferme en elle-même, sous forme d’air comprimé, la force destinée à lui imprimer sa vitesse de propulsion. Tout autre est le boulet, qui n’est qu’un corps inerte recevant son impulsion par la pression énorme due à la déflagration d’une charge de poudre. Pour que le canon résiste à cet effort considérable, il faut qu’il soit très épais, partant très lourd. D’un autre côté, si la torpille pèse plus qu’un boulet de moyen calibre, il ne faut pas perdre de vue qu’il suffit de munir un bateau de deux torpilles pour en faire un ennemi dangereux, tandis qu’un canon ne saurait être de quelque efficacité qu’à la condition d’être approvisionné

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juillet 1874, l’étude sur l’Avenir de la marine française, et dans celle du 15 mars 1882, l’étude sur la Marine militaire et les Ports de la France.