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taient seuls contre une organisation maritime qui leur paraissait contraire au bon sens, à la grande loi de la division du travail et aux nécessités du progrès moderne ; ils faisaient remarquer combien il était absurde, dans un siècle où la vapeur rend toutes les mers aisément et rapidement accessibles, de constituer une marine avec quelques navires puissans, mais lents, lourds et coûteux, qui ne sauraient se trouver partout où l’on a besoin d’eux et dont la perte est un malheur irréparable. Pour le prix d’un seul cuirassé ordinaire, on aurait eu dix navires de combat, construits beaucoup plus vite, manœuvrant avec une agilité bien supérieure, propres à se porter sur tous les points où leur présence aurait été de quelque utilité. Mais ces observations critiques n’arrêtaient point le développement des cuirassés. Une seule chose le menaçait : le développement parallèle du canon. À mesure que les ingénieurs augmentaient la force de résistance de la cuirasse, les artilleurs augmentaient la puissance de pénétration du canon. Le canon monstre était la conséquence forcée du navire monstre. Ce dernier croissait même deux fois plus que le premier, par la raison qu’il ne devait pas seulement lui résister, mais encore le porter. Il en résultait que le navire de combat tendait à devenir de plus en plus une masse gigantesque de fer et d’acier, aussi invulnérable que possible, armée d’une artillerie également gigantesque, aussi pénétrante que possible, machine d’un poids énorme, d’une complication de mécanismes infinie, véritable merveille de construction, mais qui avait le double inconvénient de coûter une quinzaine de millions au moins et de nécessiter un approvisionnement en combustible qui ne lui permettait pas d’étendre son cercle d’action dans toutes les parties de l’immensité des mers.

Comme il arrive bien souvent dans les choses humaines, un grain de sable vient d’arrêter le géant maritime, et le menace d’une mort prochaine. L’apparition de la torpille n’est point nouvelle ; elle est bien antérieure à la Bataille de Dorking. On sait que l’invention en est contemporaine de celle de la marine à vapeur et qu’elle est due au même homme de génie, à l’illustre et malheureux Fulton. Toutefois, jusqu’à la guerre de la sécession des états d’Amérique, ce terrible engin de destruction n’avait été éprouvé qu’en des expériences isolées dont les uns avaient souri et auxquelles les autres opposaient un invincible scepticisme. Aussi les premiers désastres produits par les torpilles causèrent-ils une émotion de surprise et de douleur inexprimable. Les états du Nord, qui en avaient été victimes, s’élevaient avec indignation contre les sudistes, les traitant d’assassins, d’impies, de scélérats vomis par l’enfer. C’est avec autant d’indignation que de colère qu’ils parlaient des torpilles. Infernal machinations of the ennemy;.. assassination in