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une distinction essentielle, et avec une part de vérité, une notion de liberté. Si la liberté humaine était naguère intéressée à ne pas laisser le sacerdoce assujettir la société civile, elle ne l’est pas moins à ne pas voir la puissance civile, l’état, le seul pouvoir reconnu de nos jours, asservir ou se subordonner les droits de la conscience. Pour cela précisément la liberté peut compter sur le christianisme. Il a débuté dans l’histoire en refusant de brûler l’encens devant la statue des empereurs ; il ne s’inclinera pas davantage devant le culte de l’état, la moderne idolâtrie qui tend, en la remplaçant, à renouveler l’apothéose des césars.

« Le christianisme, a dit quelque part Rousseau, ne prêche que servitude et dépendance : son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours ; les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves. » Cette sentence du philosophe de Genève, que trop de catholiques semblent prendre à tâche de confirmer, l’histoire ne la ratifie point. Rousseau, ici comme d’habitude, n’a vu qu’une face de la question et, partant d’une observation incomplète, il aboutit à une conclusion erronée. L’évangile a beau enseigner l’humilité, la soumission aux puissances établies, il est une chose, et non la moindre, que le chrétien prétend soustraire à leur autorité, c’est son âme, sa conscience. Sur ce point, il est intraitable, et le catholique plus que tout autre, parce que la constitution cosmopolite de son église en rend la subordination au pouvoir civil non seulement malaisée, mais impossible. Sur ce point, le catholique pousse la résistance aux empiétemens de l’état jusqu’au martyre, qui est la révolte des âmes et la plus opiniâtre des rebellions. Les disciples de Rousseau, les théoriciens de la souveraineté illimitée de l’état, s’en sont aperçus lors de la révolution, quand ils ont eu l’imprudence de toucher à cette Rome invisible et de s’y heurter. Les vingt derniers siècles offrent plus d’un exemple de ce genre, et il y a là des leçons pour les peuples non moins que pour les rois. Si puissante et si justement confiante en ses forces que soit la superbe et jeune souveraine des temps nouveaux, la démocratie moderne, ses prédécesseurs à l’empire du monde lui ont laissé des enseignemens qu’elle a intérêt à ne pas oublier. Tout pouvoir, il est vrai, pouvoir récent surtout, est impatient de frein, de limite. Rois et conquérans ont toujours eu peine à supporter une barrière à leur domination. Peut-être ce sentiment n’est-il pas étranger à l’aversion de certains démocrates pour le christianisme.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.