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Le christianisme, en effet, — et c’est par là que nous terminerons ces trop longues et incomplètes considérations, — le christianisme, quelles qu’en soient les doctrines et les tendances, théoriques, reste à bien des égards un élément de liberté, parce qu’en tant que force indépendante du pouvoir, il demeure une digue ou une limite à l’absolutisme. Nous n’irons pas rechercher aujourd’hui si, comme le prétendait Montalembert, la notion mente du pouvoir absolu n’est pas, dans son principe non moins que dans sa filiation historique, plus païenne que chrétienne. Il nous suffit de rappeler que le catholicisme ne saurait servir le despotisme que si ce dernier se met à son service. Or, dans l’Europe contemporaine, dans notre France démocratique surtout, c’est là un péril chimérique. Il n’y a plus, pour en douter, que les esprits extrêmes des deux bords opposés, que des illuminés, presque également aveugles, abusés les uns par leurs regrets, les autres par leurs craintes, qui, dans l’opposition même de leurs vœux, font simultanément à la société moderne, à la société laïque, l’injure de n’avoir pas confiance dans la solidité de ses conquêtes. Si la liberté, dont le règne est si facile à proclamer et si laborieux à établir, si les libertés publiques courent un danger, ce qui les menace, ce n’est assurément ni la théocratie ni la monarchie de droit divin. L’écueil, pour elles, aujourd’hui comme aux premiers siècles de notre ère, c’est l’omnipotence de l’état, l’asservissement de l’individu, de la famille, de la société par l’état, absorption rendue plus facile et plus dangereuse par l’avènement de la démocratie, par la souveraineté impersonnelle du peuple substituée à l’empire d’un seul.

Or, qu’il le veuille ou non, le christianisme est aujourd’hui, comme au temps des césars païens ou des kaisers germaniques, une barrière à cette confiscation de l’individu, un obstacle à la mainmise de l’état. Il y a, chez lui, dans le secret sanctuaire de la conscience où il réside, une force incompressible dont aucune violence, aucune puissance ne saurait triompher. À ce titre, que le souverain s’appelle autocrator ou démos, empereur ou peuple, que ce soit un prince divinisé par l’adulation ou une multitude enivrée à £on tour des fumées du pouvoir, le christianisme, le catholicisme se dresse devant lui comme une Rome à l’absolutisme, un frein à la tyrannie. À ce titre, le catholicisme, quels que soient les enseigne-mens de ses docteurs, est, tout comme au temps des catacombes, libéral malgré lui ; il redevient un facteur de liberté, un agent d’indépendance, un rempart de l’autonomie de la conscience.

C’est au christianisme, on le sait, que remonte la distinction des deux pouvoirs, et, si défectueuse, si mal fondée en droit que semble à nos juristes cette théorie surannée, elle n’en contient pas moins