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cette fois l’apôtre, tour à tour léger et véhément, incisif et pathétique comme un acteur propre à tous les rôles, le tribun religieux tenant à la fois de Bossuet et de Voltaire, de Molière et de Rabelais, qui du haut de sa chaire quotidienne morigénait le clergé, jouant devant lui, chaque matin, amis et ennemis, travestissant et chargeant sans scrupule grands et petits, mêlant le comique au sacré et l’injure à l’onction, n’appartenait même pas à la hiérarchie. C’était un simple laïque, sans théologie, sans philosophie, sans lettres même et sans latin, dont il ne retint jamais que quelques bribes ramassées ça et là, aussi peu ecclésiastique, aussi peu chrétien par tempérament qu’il était journaliste de vocation, dont l’empire s’expliquait peut-être moins par la verve endiablée de sa polémique que par la terreur de ses sarcasmes sans merci, de son persiflage acéré, de ses morsures envenimées. On comprend que, dans le haut clergé, les représentans de la tradition et de la hiérarchie eussent peine à supporter une telle domination au profit d’une sorte de radicalisme ultramontain ; mais la tyrannie était si forte que la plupart la déploraient en secret sans oser s’en plaindre en public. « L’église de Dieu, écrivait dès 1849 M. Dupanloup, ne peut, en aucune façon, être ainsi gouvernée par le journalisme. Tous les évêques, sauf deux ou trois (et encore, je n’en connais qu’un), en gémissent. Si le saint-siège par le nonce n’arrête pas le laïcisme journaliste, le mal ira loin[1]. » Les jésuites, tels que le P. de Ravignan, partageaient à cette époque les appréhensions de M. Dupanloup[2]. Le Vatican, bien que cette puissance nouvelle dans l’église s’exerçât dans le sens des prétentions romaines, n’avait pas les yeux entièrement fermés sur les périls de cette intrusion du journal dans le sanctuaire, et encore moins sur les inconvéniens des vivacités mondaines et des violences profanes de cette polémique. Plus d’une fois, comme nous l’avons déjà vu, Rome en arrêta les attaques et en modéra la passion ; mais, tout en regrettant parfois les écarts, les excès de langage ou d’idées de la feuille qui prétendait parler en son nom, tout en lui donnant souvent d’inutiles conseils de charité et d’esprit chrétien, le saint-siège était trop loin pour apprécier l’impression de pareils procédés sur le public français. En outre, depuis ses déceptions de 1848, Pie IX était lui-même enclin aux idées extrêmes ; il se montrait en tout cas moins soucieux de prudence et de politique que la plupart de ses prédécesseurs. La papauté enfin, de tous côtés en butte aux attaques d’une presse sans

  1. Lettre de M. Dupanlonp à la princesse B… (15 septembre 1849.)
  2. Dans une lettre de l’évêque d’Orléans du 27 février 1850, je rencontre ces lignes- ; « Quant à l’Univers, le père de Ravignan me disait avant-hier qu’il enlevait aux évêques le gouvernement de l’église : c’est vrai ; et je lui ai répondu qu’il enlevait aux supérieurs le gouvernement de sa compagnie. »