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notamment son intention quand il représentait les jeunes gens de Laurente s’exerçant à conduire des chars, à lancer des javelots, à courir, à lutter ensemble autour de la ville. La coutume imposait ces occupations à la jeunesse romaine, et les gens sages y attachaient une grande importance : il leur semblait qu’on ne pouvait les négliger sans s’exposer à perdre la vigueur du corps et l’énergie de l’âme. Horace, qui, dans ses vers, se met toujours du parti de la vertu et des vieilles mœurs, reproche durement à Lydie d’inspirer à un jeune homme une folle passion qui lui fait oublier ses devoirs : « Dis-moi, au nom des dieux, Lydie, pourquoi tu es si ardente à causer sa perte ? D’où vient qu’il évite les travaux du Champ de Mars et qu’il ne peut plus supporter la poussière et le soleil ? Pourquoi s’éloigne-t-il de ses camarades quand ils domptent un cheval rebelle ? Pourquoi craint-il de se jeter dans les eaux jaunes du Tibre et ne nous montre-t-il plus avec fierté ses bras tout noircis des meurtrissures du disque ? » Évidemment, il y avait alors beaucoup de jeunes Romains qui, au lieu d’aller au Champ de Mars, passaient la matinée chez Lydie. Horace veut leur faire honte de leur mollesse. Virgile arrive au même résultat par un détour : il vieillit ces usages pour leur donner plus d’autorité et rendre ceux qui les abandonnent plus criminels : le moyen qu’on ose déserter des exercices que tant de siècles ont respectés et qui se pratiquaient déjà du temps du roi Latinus !

Par malheur, ce n’était pas une entreprise aisée de rapprocher ainsi le présent et le passé. En plaçant dans l’Enéide les usages de son temps, Virgile se créait de grandes difficultés. Quelle figure allaient faire ces coutumes d’une époque récente transportées dans des siècles aussi antiques ? Ne s’exposait-il pas, en les y introduisant, à des disparates choquantes, et pouvait-il trouver quelque moyen de donner à une œuvre aussi bigarrée une apparence d’unité ? Il y a réussi par un procédé très simple : voulant mêler ensemble l’ancien et le moderne, il rajeunit l’un et vieillit l’autre, de façon qu’ils finissent par se rencontrer à mi-chemin. C’est ainsi qu’il a su créer une sorte d’antiquité moyenne où la fable et la réalité, la légende et l’histoire, l’ancien et le moderne peuvent vivre côte à côte sans qu’on soit choqué du mélange.

Pour être frappé comme il convient de l’habileté du poète et lui rendre justice, il faut regarder son œuvre de très près ; à quelque distance une teinte uniforme enveloppe ses récits ; tout semble d’abord fait d’une pièce et coulé d’un jet ; mais, quand on s’approche, ou aperçoit les retouches ; on distingue, on peut compter les détails et les incidens divers dont ce bel ensemble est formé. C’est un travail de critique qui parait quelquefois minutieux, mais