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bûcherons, les charbonniers à la mine sauvage, que je voyais de temps en temps sortir de quelque allée sombre, me faisaient songer qu’Énée y rencontrait déjà de robustes paysans armés de bâtons noueux, et il me semblait que j’allais apercevoir, à quelque détour du chemin, le terrible Tyrrhus, « poussant des cris de fureur et brandissant sa hache contre les passans. » A mesure qu’on s’enfonce dans la forêt, la route devient plus accidentée ; elle ne cesse de monter et de descendre et les collines se succèdent, coupées brusquement par des vallées assez profondes. C’est le seul endroit où l’on puisse placer avec quelque vraisemblance l’embuscade de Turnus. Énée arrivait sans doute en suivant le fond des vallées, et, sur une de ces cimes couvertes de bois, son ennemi l’attendait en silence. Le paysage, je l’avoue, est moins sombre et moins terrible que Virgile ne le représente, mais il faut bien passer quelques exagérations aux poètes ; d’ailleurs, il est naturel qu’au sortir des plaines monotones de la campagna, les moindres collines paraissent des montagnes et que les plus petites vallées prennent les proportions de véritables précipices. Nous voilà enfin près de quitter ce que Virgile appelle « les profondes forêts. » À ce moment, se présente à nous Castel-Porziano, un château de belle apparence, qui appartenait autrefois à une noble famille romaine et que le roi d’Italie a réparé et fort embelli pour en faire un rendez-vous de chasse. Ce château, en son état actuel, ressemble à un petit village. Outre la maison du roi, qui paraît modeste, il contient des habitations pour les fermiers, une caserne pour les soldats, avec une osteria et un entrepôt de sali e tabacchi. Il est placé de façon à offrir de tous les côtés de fort beaux points de vue. Quelques minutes avant d’y arriver, pendant que l’on suit l’avenue de pins qui y mène, si l’on se retourne, on a devant soi le massif des monts Albains, et, dans l’immense plaine que bornent le Soracte et les montagnes de la Sabine, Rome, avec une multitude de villes et de villages qui portent des noms glorieux. Immédiatement après l’avoir quitté, on aperçoit la mer et l’on embrasse une vaste étendue de rivages. Pendant que je m’arrête à jouir de ce spectacle, un souvenir de Virgile me revient encore à l’esprit. C’est ici sans doute, le long de ces dernières cimes, que dut se réfugier la reine Amata, quand, pour dérober sa fille à Énée, elle appela les femmes de Laurente à célébrer avec elle les orgies de Bacchus. D’en bas, on devait entendre leurs hurlemens féroces et les voir passer à travers les arbres, les épaules nues, les cheveux flottans, agitant leurs thyrses couronnés de pampres ou secouant avec fureur leurs torches enflammées. — A partir de Castel-Porziano, la descente devient rapide, et l’on arrive bientôt dans la plaine.

C’est vers l’endroit où l’on y débouche, aux pieds des collines, à 2 ou 3 kilomètres de la mer, un peu plus bas que Capocotta, un