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chapelles que la reconnaissance des matelots a parées de guirlandes et de festons.

Voilà quelques raisons de croire que Laurente ne devait pas être loin de la mer ; il est vrai qu’il y en a d’autres qui nous empochent de penser qu’elle en était trop rapprochée. Le XIe chant de l’Enéide contient le récit d’un incident militaire qui mérite d’être étudié de près. Je viens de dire tout à l’heure que les batailles de Virgile ressemblent tout à fait à celles d’Homère ; il y a cependant à faire une réserve. La guerre, dans l’Enéide, paraît moins primitive, plus compliquée, plus savante que dans l’Iliade. Chez Homère, chacun combat pour soi et ne suit d’autre inspiration que son courage ; il y a plus de discipline et de concert parmi les soldats d’Énée et de Turnus. La mêlée reste toujours assez confuse ; mais, à l’exception de ces rencontres furieuses où tout le monde marche en avant et n’a d’autre dessein arrêté que d’aller le plus loin et de frapper le plus fort qu’il peut, on sent, dans la manière ordinaire dont ils combattent, un peu plus d’art et de tactique. Par exemple, Turnus conduit le siège du camp troyen avec une certaine habileté. Messapus, qu’il choisit pour bloquer l’ennemi, commande à quatorze chefs rutules, et chacun d’eux a cent soldats sous ses ordres. On monte la garde, on se relève, on allume des feux de bivouac. Avant d’en venir à l’assaut, ou commence par battre la muraille avec le bélier, puis les troupes s’avancent en faisant la tortue, c’est-à-dire en élevant leurs boucliers au-dessus de leur tête pour se mettre à l’abri des projectiles de l’ennemi. Voilà des artifices dont les héros d’Homère ne se sont jamais avisés. Mais ce qui est plus remarquable que tout le reste, c’est la manière dont s’y prend Énée pour emporter Laurente. Les Latins, vaincus sur les bords du Tibre, viennent de s’enfuir ; ils se sont réfugiés dans la ville de Latinus, qui va devenir le centre des derniers combats. Énée se décide à les suivre. Oserai-e dire ici que, pour être plus sûr du succès, il imagine un mouvement tournant ? Le mot est bien moderne ; il n’y en a point cependant qui rende avec plus d’exactitude le procédé dont il va se servir. Placé comme il l’est, à Ostie, ayant devant lui le grand étang qu’on appelle stagno di Levante, il peut arriver dans le pays qui lui fait face par les deux rives de l’étang. Il divise son armée en deux corps, auxquels il fait prendre les deux routes différentes. La cavalerie, sous la conduite de Tarchon, s’avance le long du rivage ; les fantassins et le gros de l’armée tournent de l’autre côté ; mais, au lieu de suivre le bord de l’étang et de ne pas quitter la plaine, ils s’élèvent vers la gauche et s’enfoncent dans les collines. Le poète ne nous dit pas quelle est la raison qui engage Énée à entreprendre cette opération délicate.