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Virgile. Il lui arrive aussi d’être ému des maux que la guerre fait souffrir aux hommes ; quand un jeune homme est tué, il le plaint « de s’endormir d’un sommeil d’airain loin de sa femme dont il a reçu à peine quelques caresses. » Il a des paroles pleines de mélancolie sur le sort des pauvres humains qui sont emportés comme les feuilles des arbres ; mais ce n’est qu’un éclair. Une fois qu’il s’est jeté dans la mêlée, il est pris de l’ivresse du combat. Il triomphe avec le vainqueur, il frappe le vaincu sans miséricorde ; il est plein d’injures violentes et de cruelles ironies ; il lui semble naturel qu’un guerrier menace ses ennemis « de répandre leur cervelle comme du vin et d’atteindre l’enfant jusque dans le ventre de sa mère. « Il ne trouve pas de plus grand bonheur pour Jupiter « que d’être assis à l’écart des autres dieux et se réjouir dans sa gloire en contemplant l’éclat de l’airain, et les guerriers qui tuent et ceux qui sont tués. » L’étrange nature de poète ! Il comprend tout, et tout le ravit ! Il décrit avec le même plaisir les spectacles les plus contraires, il éprouve avec la même force les sentimens les plus opposés ; il se met également dans tout ce qu’il fait sans témoigner pour rien une préférence marquée. C’est là sans doute un des motifs qui ont fait douter de son existence, quoiqu’il soit bien impossible d’imaginer une œuvre qui n’ait pas d’auteur. La personnalité d’un homme se marque par les qualités qui dominent en lui, et c’est d’ordinaire l’absence de quelques-unes d’entre elles qui met les autres en relief. Aussi Homère, qui semble les avoir toutes au même degré, nous paraît-il moins vivant, moins réel, que Virgile dont le caractère se dessine et se précise autant par ce qui lui manque que par ce qu’il possède. Il faut avouer que cette incomparable douceur d’âme, qui en est le trait principal, ne le prédisposait guère à être un chanteur de batailles. Il a fait de son mieux pour imiter son grand prédécesseur ; il représente lui aussi des guerriers insolens, implacables, qui coupent des bras et des jambes, qui insultent l’ennemi avant de le combattre, qui le raillent quand il est vaincu, qui marchent sur lui quand il est mort. Mais il a beau faire, le cœur lui manque pour toutes ces horreurs. On sent toujours que le doux poète se fait violence quand il faut être cruel. Quelque talent qu’il déploie dans ces descriptions, il n’y est plus tout à fait lui-même, et nous y trouvons peu de plaisir.

Il semble pourtant qu’il avait un moyen d’introduire un peu plus de variété dans le récit de ces combats et de leur donner ainsi plus d’intérêt pour nous : c’était de profiter des diversités qui se trouvaient entre les peuples italiques avant que Rome les eût réunis sous sa domination et de représenter chacun d’eux avec ses mœurs particulières et les traits de sa physionomie propre. Il a certainement essayé de le faire, et cette tentative mérite d’autant plus d’être