Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/771

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeunesse troyenne sort du camp où on la tenait enfermée et toutes les troupes d’Énée se réunissent sous sa main.

Ce livre et les deux qui suivent, comme déjà celui qui précédait, sont presque entièrement occupés par la description des batailles. Il en résulte une certaine monotonie qui explique le jugement sévère qu’on a porté quelquefois sur la fin de l’Énéide. C’était malheureusement une nécessité du sujet que Virgile avait choisi, et il ne pouvait pas y échapper. Puisqu’Énée doit conquérir par les armes le pays où il veut s’établir, il fallait bien que le poète se résignât à chanter la guerre. Il ne l’aimait pas pourtant et se souvenait toujours qu’elle avait troublé sa jeunesse. A vingt-six ans, quand il était livré aux plaisirs de la campagne, à l’amour des muses, aux agrémens de la vie tranquille, il avait vu passer avec terreur les légions indisciplinées d’Antoine et d’Octave, qui ravageaient tout sur leur route. Elles étaient revenues quelques mois plus tard, rendues plus insolentes par la victoire, réclamant de leurs chefs les récompenses qu’on leur avait promises, et il avait failli perdre la vie en défendant contre elles son petit champ. Il ne faut pas s’étonner qu’il en ait gardé une sorte d’horreur pour la guerre. La paix était son idéal et son rêve. Il aimait à entrevoir dans l’avenir, il saluait d’avance une époque heureuse où l’on cesserait de vider les différends par les armes, où toutes les vieilles querelles seraient oubliées, où la concorde et la justice régneraient enfin sur le monde,


Aspera tum positis mitescent sæcula bellis.
Cana Fides et Vesta, Remo cum fratre Quirinus
Jura dabunt,


et, parmi les raisons qu’il avait d’aimer Auguste, la plus grande assurément, c’est qu’il lui savait gré d’avoir fermé le temple de Janus et imposé la paix à l’empire. Au moment même où il est forcé par la nécessité de son sujet de raconter des batailles, il ne cesse de gratifier la guerre des épithètes les plus dures (horrida, insana bella ; lacrimabile bellum). Il se met du parti des mères qui la maudissent, et, dans un vers immortel, il les montre, au premier bruit des combats, serrant leurs enfans contre leur sein,


Et pavidæ matres pressere ad pectora natos.


Ce sentiment qu’il éprouve, il n’a pu s’empêcher de le communiquer à son héros : Énée fait la guerre comme Virgile la chante, bien malgré lui.

On peut dire, à la vérité, qu’Homère parle quelquefois comme