Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/73

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le plus âgé soixante-neuf. Ils ont tous assisté à des assemblées illicites ou gardé chez eux des livres à l’usage « de la religion prétendue réformée. » Mais Jacques Martin, « qui introduisit dans le royaume, en l’année 1728, des livres et des lettres suspects ; » Jean-Pierre Espinade, condamné en 1740 « pour avoir accueilli et caché chez lui Faureil de Lassagne, ministre de la religion ; » Mathieu Morel, qui, à peine âgé de quinze ans, osa suivre un autre ministre, son oncle, « dans le désert ; » Louis Bel, Pierre Bernadou, Pierre Sabatier, Jean Molinier, Alexis Corbière, Jean Allier, Antoine Biaille, Jean Menut, Isaac Grainier, gentilhomme, Pierre-Paul Mercier, Étienne Laborde, Paul Laborde, Jean-Pierre Bonvila, Jean Lafont, François Lafont, Henry Martel, Étienne Chapelier, Jean Garagnon, Louis Nègre, Jacques Boucairan, Louis Tregon. Jean Roque, « coupables de contravention aux édits religieux de Sa Majesté ; » Mathieu Allard, envoyé aux galères en 1735, par arrêt du parlement de Grenoble, « sans qu’on ait dit pourquoi ; » Paul Garry, Jacob Caussade, Raymond Gaillard, « qui se sont mariés dans le désert par le ministère d’un prédicant ; » Jean Moussie, « qui s’est chargé des annonces de ces mêmes mariages, » et ce grand criminel, Paul Achard, hérétique et rebelle à la fois, qui enleva jadis un prédicant à main armée, pourquoi les relâcher ? Ceux-là étaient dans la force de l’âge : le plus âgé comptait cinquante-deux années à peine, le plus jeune vingt-deux. Quels bons services ils promettaient encore ! car ils étaient tous condamnés à vie, et le capitaine Pantero Pantera nous l’apprend, les condamnés à vie sont « l’âme de la galère. » Ils se savent enchaînés pour toute la durée de leur existence à leur banc et font preuve d’une résignation qu’on rencontre rarement chez les autres : vétérans de la rame, ils servent à dresser les novices.

Jean Reynard, Jacques Guillot, Pierre Amye, François Rouzier, Jean Gros, Jean-Antoine Raillon, Pierre Maillefaux, Pierre Pinet, Jacques Muletier, ont péché quand le bras de la justice s’énervait déjà ; ils en ont été quittes à meilleur marché. Dix ans, six ans, cinq ans, trois ans même de fers, c’est à peine le temps de former un bon espalier. Qu’ils soient libres ! Ils ne trouveraient pas un comité qui les pleure. Jean Reynard avait cependant fini son temps depuis le 14 octobre 1740 : il s’était probablement endetté et devait servir jusqu’à l’acquittement de sa dette, car nous le voyons, au mois de février 1753, figurer sur la liste des forçats réclamés à M. le comte d’Argenson par M. le comte d’Ottenwied. À moins que la comptabilité du bagne fût mal tenue ! On sait quel relâchement nos désastres apportèrent dans toutes les parties de l’administration et il ne serait pas tout à fait impossible que Jean Reynard eût été retenu à la chaîne au-delà de son temps par un odieux calcul ou par étourderie.

Voilà certes un bien grand tissu d’horreurs, et le cœur se soulève