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nous en pouvons présentement savoir, et où les lacunes, puisqu’il y en a toujours beaucoup, seraient indiquées de telle sorte, au lieu d’être comblées avec des hypothèses, qu’il n’y eût qu’à les remplir à mesure des trouvailles que l’on peut encore faire. Nous savons que Molière avait trente-huit fauteuils, à moins que ce ne soit trente-sept, ou peut-être trente-neuf, et aussi deux douzaines et demie de chemises de jour, dont six vieilles, plus dix-huit chemises de nuit ; mais nous n’avons point, en attendant, d’histoire des origines de la comédie de Molière, où l’on trouverait les renseignemens qui nous manquent encore sur ce que Molière a vraiment apporté de neuf, d’original, d’unique à la conception de son art. Et nous discutons pendant des mois ou pendant des années entières pour savoir ce que c’était que ce « cabinet » où le misanthrope renvoie le sonnet d’Oronte ; mais nous n’avons point d’étude approfondie sur la langue de Molière, à l’occasion de laquelle on traiterait toutes les questions de philologie française et d’esthétique dramatique qui s’y trouvent nécessairement enveloppées. Pis que cela : nous l’avons dit, et si quelqu’un se hasarde à toucher le problème, les moliéristes, comme gens qui n’en voient ni l’importance ni l’intérêt, ferment la discussion avec une violence injurieuse, — mais, heureusement pour « l’hérétique, » moins décisive qu’injurieuse.

Est-ce là, je le demande, admirer, aimer, honorer Molière ? et de quel air pense-t-on bien qu’il supportât lui-même d’être ainsi loué ?


Car, comme on ne voit pas qu’où l’honneur les conduit,
Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit,
Les bons et vrais dévots, qu’on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.


De grands mots, de longs adjectifs, un amas de louanges ne prouvent rien, après tout, que l’insensibilité même aux choses ou aux hommes qu’ils louent, de ceux qui ne peuvent pas autrement les louer. Dire de Molière qu’il est « gigantesque » ou « colossal, » c’est plutôt s’acquitter envers lui d’un hommage banal que l’admirer de cœur. Lui sacrifier tous ses contemporains, c’est prouver qu’on ne le comprend pas, bien loin que ce soit l’honorer. Quant à porter ses dents en bague, je ne sais trop de quel nom je devrais qualifier cette prodigieuse superstition. Et véritablement, à voir comme le traitent les moliéristes, il y aurait lieu de craindre pour la gloire de Molière si ce n’était justement, entre toutes les marques du génie, la plus caractéristique et la plus significative peut-être, que ses admirateurs eux-mêmes ont beau faire, ils ne sauraient en faire assez pour jamais prévaloir contre lui.


F. BRUNETIÈRE.