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Louis XIV « admettant Molière à sa table » et de sa royale main lui offrant une aile de poulet. « Comment ! s’écria-t-il, une anecdote que raconte Mme Campan, qui la tenait de M. Campan, qui la tenait de son père, qui la tenait d’un vieux médecin de Louis XIV, on ose la révoquer en doute ! .. Je n’insisterai pas davantage ! » Effectivement, il n’insista pas ; et il se contenta de reprocher à Despois ses opinions politiques ; et il ne s’aperçut pas qu’en dépit des Campan, femme, fils et père, toute l’argumentation de Despois reposait sur un texte formel de Saint-Simon, corroboré, si je puis ainsi dire, par le silence universel des contemporains de Molière ; et il ne comprit pas que c’était ce texte qu’il fallait infirmer, s’il voulait conserver l’anecdote, « Ailleurs qu’à l’armée, dit l’auteur des Mémoires, le roi n’a jamais mangé avec aucun homme, en quelque cas que ç’ait été, non pas même avec aucuns princes du sang, qui n’y ont mangé qu’à leurs festins de noces, quand le roi les a voulu faire. » Mais les moliéristes ne font pas non plus profession de connaître les habitudes ou les usages de la cour de Louis XIV.

A quels résultats conduisent de pareils procédés de critique et de composition, c’est ce que l’on peut juger dans la principale de ces études : un Chapitre de la vie de Molière, avec ce sous-titre modeste : Comment Molière fit Tartuffe. Il y a des gens qui savent tout, — Edouard Fournier fut de ceux-là, — mais qui d’ailleurs ne nous apprennent rien, et il en fut encore. Quatre-vingts pages durant, il s’efforça donc de montrer que l’original de Tartuffe était l’abbé Roquette, qui fut depuis évêque d’Autun ; et comme tout le monde, au XVIIe siècle, a parlé de l’abbé Roquette, il ne fut pas embarrassé de trouver dans ses petits papiers de quoi remplir quatre-vingts pages. Un autre moliériste, M. de La Pijardière, a bien trouvé moyen d’en remplir à peu près cent quinze : il est vrai qu’elles sont moins longues. En valent-elles beaucoup mieux que celles d’Edouard Fournier ? C’est ce que je n’essaierai point, pour aujourd’hui, de décider. Mais ce que je veux constater, c’est qu’à l’un comme à l’autre, occupés, de vétilles, les questions que soulève Tartuffe, et qui sont un peu plus importantes que de savoir quel fut l’original de ce cuistre immortel, leur ont à peu près complètement échappé. C’est à peine s’ils ont senti que Molière sans Tartuffe ne serait pas Molière, — je veux dire quand bien même quelque autre Misanthrope ou quelque autre École des femmes remplacerait l’Imposteur dans son œuvre, — et qu’il ne le serait ni pour les uns ni pour les autres, ni pour le monde ni pour l’église. Et cependant, cela même impose à quiconque ; aujourd’hui prétend nous parler de Tartuffe, des obligations toutes particulières, uniques, pour ainsi dire, et dont on ne saurait se dispenser sans trahir son sujet.

Est-il vrai que Tartuffe soit le chef-d’œuvre du génie de Molière,