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musulmans gouvernés par un prince qui rêve de civiliser ses états, on voit paraître tôt ou tard quelque mahdi, persuadé qu’il ferait œuvre pie en détrônant l’hérétique. Si jamais l’un de ces dangereux conspirateurs se procurait les ressources nécessaires pour tenter un coup, tous les mécontens se rangeraient sous son drapeau vert, et il ne faut pas oublier que dans une grande partie du Moghreb, le sultan n’exerce qu’un pouvoir nominal. Les Berbères des montagnes qui reconnaissent encore son autorité ne s’y soumettent qu’à contre-cœur. M. de Foucauld a traversé dans l’Atlas des bourgades où réside un caïd qui ne sort jamais de chez lui, qui se refuse le plaisir de prendre l’air, n’osant affronter le mauvais vouloir des populations qu’il est chargé de régir. Enfermé dans sa forteresse et dans sa mélancolie, il emploie son existence à dire des chapelets du matin au soir.

Muley-Hassan n’a pas un sort enviable. C’est une triste condition que celle d’un souverain qui sent la nécessité des réformes et dont les sujets regardent tout progrès comme la plus impie des infidélités. Pour briser leurs résistances, il faut avoir une âme fortement trempée, et Muley-Hassan n’est pas un Mahmoud ni un Méhémet-Ali. Un écrivain italien, M. de Amicis, qui a eu l’honneur de l’approcher, célèbre avec enthousiasme la délicatesse de ses traits, la douceur de son regard, la noble courbe de son nez aquilin, finement découpé, et il nous représente le fils de Sidi Mohammed comme le plus beau jeune homme dont une odalisque puisse rêver. Le chroniqueur de la mission allemande, qui passa quelques jours à Fez, a été plus frappé de la mélancolie empreinte sur son visage au teint bistré, de l’éclat sombre de ses yeux, dont le blanc est taché de jaune, indice trop certain d’une maladie de foie qui commence. N’est-il pas naturel qu’un souverain soit travaillé par la bile quand il juge que les réformes qu’il médite sont à la fois très nécessaires et très dangereuses ?

Au milieu de ses tracas, de ses déplaisirs, de ses alarmes, l’empereur du Maroc a un sujet de joie, un bonheur dont il ne saurait trop remercier Mahomet. La meilleure garantie qu’il puisse avoir de son droit, de sa sûreté, de la conservation de son empire, ce sont les jalousies réciproques de trois puissances européennes, qui se surveillent d’un œil inquiet et dont chacune a juré qu’elle ferait tout pour empêcher que le Moghreb ne devienne la proie des deux autres. Quand on ne peut obtenir ce qu’on convoite, on trouve du moins quelque consolation dans les mésaventures d’autrui.

La première de ces puissances est l’Angleterre, qui est devenue une très proche voisine du Maroc, le jour où elle s’empara de Gibraltar. La garnison qu’elle entretient dans cette inexpugnable forteresse tire d’Afrique presque toute, sa subsistance, sa viande, ses légumes, ses œufs, son beurre, sa volaille. Il fut un temps où Tanger appartenait aux Anglais. Ils l’avaient reçu des Portugais ; Catherine de Bragance