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Sahara. Chemin faisant, il s’arrêta à Miknâs, et les quelques ; jours qu’il y passa dans une maison entourée d’un jardin plein de roses lui ont laissé de délicieux, souvenirs ; : « Quand, par une belle nuit, nous étions couchés sur la terrasse de notre maison, l’oreille bercée par le chant plaintif d’un rossignol solitaire ; quand nos amis, maures entamaient ensuite leurs longs discours sur l’antique magnificence de cette cité déchue, sur les sultans féroces qui avaient opprimé le peuple et sur les grands conquérans qui furent la terreur de la chrétienté ; quand, s’accompagnant de leurs instrumens, aussi primitifs que monotones, ils chantaient avec des paroles de feu la beauté des filles et des femmes de Miknâs, nous nous croyions transportés dans un conte des Mille et une Nuits. J’oubliais entièrement que je me trouvais dans un endroit dont la population s’est rendue célèbre par sa haine pour les chrétiens. Je ne voyais que la beauté de la nature et, à demi grisé par l’odeur pénétrante des jasmins et des orangers fleuris, je m’abandonnais à la jouissance de l’instant présent, sans penser à ces mendians fanatiques de la secte des Senussi, dont les hurlemens sauvages arrivaient jusqu’à nous, apportés par la brise de l’ouest, qui caressait nos fronts,[1]. » Le docteur Lenz oubliait le crocodile, mais le crocodile ce l’oubliait pas. Il eut plus d’un compte à régler avec lui.

On peut admettre sans difficulté que le souverain du Moghreb est plus éclairé que ses sujets. Du haut de son cheval, qui lui sert de trône, il aperçoit beaucoup de choses que la canaille convulsive et hurlante de Fez, de Marakesch, de Tarudau est incapable de voir. Ce chérif, ce descendant de Fatime, fille de Mahomet, est en principe le maître absolu de ses peuples, n’étant soumis à aucune autre loi que celle du Coran, qu’il interprète à sa guise. En réalité, comme l’a remarqué. M. Rohlfs, s’il est tout-puissant pour faire le mal, il est très impuissant pour faire le bien[2]. Il ne tient qu’à lui de raccourcir de la tête un ministre qui a perdu sa confiance ; mais il ne sait comment s’y prendre pour supprimer une coutume, une habitude ou un abus. Le père du sultan actuel avait accordé aux juifs le droit de garder leurs pantoufles à leurs pieds en sortant de la mellâh, et il fit décapiter quelques hauts fonctionnaires qui y trouvaient à redire. Le clergé et la populace frappèrent son décret de nullité, et les juifs continuent à marcher pieds nus. Il projetait aussi de créer une armée régulière en prenant à son service, des officiers européens. Tous les théologiens de son empire furent transportés de fureur à la pensée que d’impurs chrétiens commanderaient désormais à des musulmans, et le fanatisme prévalut sur les volontés impériales.

  1. Timbuktu, Reise durch Marokko, die Sahara und den Sudan, von, Dr Oskar Lenz, 2 vol. to-8° : Leipzig, 1884.
  2. Det heutige Zustand von Marokko, von Gerhard Rohlfs (n° du 13 septembre 1884 de la Gazette de Cologne).