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âmes, ils mourraient de faim. On estime, autant qu’il est possible de se reconnaître dans le grimoire des finances marocaines, que le souverain encaisse chaque année 12 ou 13 millions de francs, qu’il n’en dépense que la moitié et que le reste est déposé dans le fameux caveau de Miknâs, gardé nuit et jour, s’il en faut croire la légende, par trois cents nègres qui n’en peuvent sortir vivans et à qui il sert de sépulcre. D’autres prétendent avec plus de vraisemblance que c’est dans l’oasis de Tafilalet, dont il est originaire, que Muley-Hassan enfouit ses économies. On ne peut l’accuser d’imprévoyance ; il s’occupe d’assurer sa vieillesse contre tous les genres d’accidens.

Le plus grand mal dont souffre le Maroc comme tous les pays musulmans, c’est le fanatisme. Nulle part il n’enfante tant de sottises et de haines ; nulle part le chrétien ou rumi n’est plus méprisé ; nulle part le juif n’est condamné à une existence plus humble, plus outragée et plus précaire. Cependant, le Moghreb aurait grand’peine à se passer de ses 80,000 israélites, qui détiennent dans leurs mains presque tout le commerce intérieur et qui arrivent souvent à la fortune, comme en témoigne le luxe de leurs demeures et de leurs vêtemens, quelquefois même l’éclat des fêtes qu’ils célèbrent entre quatre murs quand Mahomet n’a pas l’œil sur eux. Mais sortent-il s du quartier où on les relègue, à peine ont-ils quitté les rues étroites de leur mellah, ils doivent se résigner à toutes les avanies. Le regard inquiet, la tête basse, ils se coulent le long des maisons comme des gens qui ont tout à craindre. Hommes et femmes sont obligés de marcher pieds nus, portant leurs pantoufles sous leur bras ; malheur à celui qui oublierait un instant la bassesse de sa condition ! Pour s’être pris de querelle avec un musulman, l’un d’eux fut brûlé vif sur une des places de Fez, le 16 janvier 1880. Sans doute, la bourgeoisie maure, qui s’enrichit par son industrie dans les grandes villes de l’empire, a des mœurs plus douces, elle n’est pas étrangère à tout sentiment de tolérance. Mais si elle s’avisait d’ouvrir ses bras et son cœur à quelque chien d’infidèle, elle serait bien vite rappelée à son devoir par les saintes confréries qui pullulent dans tout le pays, principalement par les terribles Senussi, ces convulsionnaires de l’islam, pour lesquels la religion n’est qu’une sublime épilepsie et qu’on voit à de certains jours courir les rues, l’écume aux lèvres, déchirant de leurs ongles tous les animaux qu’ils rencontrent et se repaissant de leurs chairs saignantes en l’honneur d’Allah et de son prophète.

Les beaux et admirables pays de l’Afrique, que le ciel a favorisés de tous ses dons et où règne un fanatisme farouche, font penser à ces lacs limpides, aux eaux d’azur, qu’habitent des crocodiles. Cette impression a été ressentie par plus d’un voyageur et, tout récemment encore, par M. le docteur Oscar Lenz, qui, au péril de sa vie, a accompli la prouesse de se rendre à Timbouctou à travers le Maroc, l’Atlas et le