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ni caïd ni soldats, elles ne paient pas d’impôts et elles s’administrent comme il leur convient. Ainsi s’explique leur prospérité.

Ennemi de tout progrès, le gouvernement de Fez, partout où s’étend sa lourde main, semble prendre à tâche de décourager l’industrie, l’agriculture. Par un sot attachement à d’antiques traditions, il interdit l’exportation des céréales. A quoi bon mettre en valeur des terres incultes et s’imposer le pénible travail d’un défrichement ? Ne pouvant envoyer ses grains en Europe, que ferait-on de l’excédent de sa récolte ? On se contente de cultiver tant bien que mal son petit champ, en employant les plus vieilles méthodes et les outils les plus primitifs. Dans les districts du Sud, le grand obstacle aux entreprises agricoles est le brigandage. Mainte vallée, telle que l’Ouad-Sus, jadis province aussi productive que populeuse, est aujourd’hui infestée par des malandrins qui tiennent la campagne et qu’aucun gendarme n’inquiète dans l’exercice de leur lucratif métier. Les troupeaux y sont gardés par des pâtres qui ont toujours l’œil aux aguets et le fusil au poing, et les caravanes qui les traversent doivent s’armer jusqu’aux dents. A l’égard des provinces qu’épargnent les brigands, le commerce y languit, faute de moyens de communication. Il n’y a pas une seule route dans tout l’empire, et, s’il existe quelque part des ponts, quiconque a quelque souci de sa vie s’arrange pour passer à côté. Les rivières sont moins dangereuses.

Aux maux que produit dans toute l’étendue du Moghreb l’apathique indolence des gouvernans s’ajoutent les abus dont souffrent la plupart des contrées qui vivent sous la loi de l’islam. C’est d’abord une justice vénale, administrée par des cadis qui ne subsistent que de la libéralité des plaideurs. Comme les cadis, le plus grand nombre des amils ou gouverneurs et de leurs secrétaires ou chalifas, à la réserve de l’indemnité qu’ils reçoivent pour l’entretien de leurs chevaux, ne touchent aucun traitement et en soit réduits à se payer par leurs mains. C’est dans la répartition de l’impôt qu’ils trouvent leurs plus gros profits en exigeant des contribuables une somme bien supérieure à celle qu’ils doivent verser au trésor. Le Maroc est un pays où il est prudent de paraître pauvre, sous peine d’être pressuré et pillé par des percepteurs sans appointemens et sans vergogne.

Le sultan seul peut faire impunément étalage de sa richesse. Il reçoit beaucoup ; la caisse de l’état est sa caisse particulière et elle est toujours pleine. Il n’a rien à dépenser que pour l’entretien de sa cour, pour les favoris qu’il pensionne, pour quelques fondations ecclésiastiques, pour quelques-uns de ses soldats. Quant aux travaux publics ; il n’en est pas question : Les prisons mêmes ; qui ne sont que d’infects cloaques, ne coûtent pas un centime, puisque les pauvres diables qu’on y loge et qui n’ont souvent commis que des péchés fort véniels, sont tenus de se nourrir à leurs frais et que sans la charité des bonnes