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est-il que, bien avant la fin du XVe siècle, une révolution complète s’est accomplie à bord des galères : c’est une nouvelle phase qui commence. « Roger, disait don Pedro III à son amiral Roger de Lauria, quand il l’envoyait combattre la flotte de Philippe le Hardi, mouillée dans la baie de Rosas, l’expérience a dû te montrer combien il est facile aux Catalans et aux Siciliens de triompher, dans les combats de mer, des Provençaux et des Français. » De quel droit le roi d’Aragon parlait-il alors des marias français ? Jusqu’au jour où le roi Charles VII se proposa d’avoir, en même temps qu’une armée permanente, une marine nationale, les rois de France n’armèrent pas de galères ; ils en louèrent à ceux qui en possédaient. Chiourmes, archers, hommes d’armes, tout leur était fourni à la fois. Enfin, le 10 décembre 1481, la Provence se trouve réunie à la couronne de France par la donation de René d’Anjou : « Nous n’avions eu jusque-là dans la Méditerranée, des ports que par emprunt ; nous y pûmes fonder des établissemens. » Palamède de Forbin, marquis de Solins et vice-roi de Provence, prend à la fois le titre de général des galères de France et d’amiral des mers du Levant : à dater de ce jour, on peut dire qu’il existe réellement une marine française. L’avènement de cette grande marine, qui a eu ses jours d’épreuves et ses années de gloire, coïncide avec la transformation des bâtimens à rames, avec la transformation surtout de leurs équipages.

Condamné en 1701 à servir sur les galères de France, en sa qualité de protestant, Jean Marteille de Bergerac est mort en 1777, à Culenborg, dans la Gueldre, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans : il fallait vraiment qu’il eût (suivant une expression vulgaire, qui ne paraîtra pourtant pas ici hors de propos) l’âme chevillée dans le corps : — « Tous les forçats, dit-il, sont enchaînés six par banc. Les bancs sont espacés de quatre pieds et couverts d’un sac bourré de laine, sur lequel est jetée une basane qui descend jusque sur la banquette ou marchepied. Le comité, qui est le maître de la chiourme, se tient debout à l’arrière, près du capitaine, pour recevoir ses ordres. Deux sous-comites sont : l’un au milieu, l’autre près de la proue. Chacun d’eux est armé d’un fouet qu’il exerce sur le corps tout à fait nu des esclaves. Lorsque le capitaine ordonne que l’on nage, le comité donne le signal avec un sifflet d’argent qu’il porte suspendu à son cou. Ce signal est répété par les sous-comites et aussitôt les esclaves battent l’eau tous ensemble : on dirait que les cinquante rames n’en font qu’une. Imaginez six hommes enchaînés à un banc, nus comme s’ils venaient de naître, un pied sur la pédague, l’autre levé et placé sur le banc qui est devant eux, tenant dans les mains une rame d’un poids énorme, allongeant leurs corps vers l’arrière de la galère et les bras étendus pour pousser la rame au-dessus du dos de ceux qui sont devant eux et qui prennent la même attitude : les rames