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monde. Il y a, en effet, en Europe, une infinité de villages qui ne renferment pas un aussi grand nombre d’habitans. Mais ce qui cause encore plus d’étonnement, c’est d’y trouver tant d’hommes rassemblés en un si petit espace. Il est vrai que la plupart n’ont pas la liberté de se coucher tout de leur long : on met sept hommes dans chaque banc, c’est-à-dire dans un espace d’environ 4 pieds de large sur 10 de longueur ; on voit de même à proue trente matelots qui n’ont pour tout logement que le plan des rambades, — deux carrés de 10 pieds de long sur 8 de large. De poupe à proue, on n’aperçoit que des têtes. Le capitaine et les officiers ne sont guère mieux logés : ils ont pour tout refuge la poupe, qu’on serait tenté, vu sa grandeur, de comparer au tonneau de Diogène. Lorsque l’impitoyable mer de Libye surprend les galères par le travers des plages romaines, quand l’impétueux aquilon les vient assaillir au large ou que le golfe du Lion les livre à l’humide vent de Syrie, tout s’accorde à faire de la galère moderne un enfer. Les lamentations lugubres de l’équipage, les cris effroyables des matelots, les hurlemens horribles de la chiourme, les gémissemens des charpentes mêlés au bruit des chaînes et aux rugissemens de la tempête produisent dans les cœurs les plus intrépides un sentiment de terreur. La pluie, la grêle, les éclairs, accompagnement habituel de ces violentes tourmentes, la vague qui couvre le pont de ses embruns, ajoutent à l’horreur de la situation. Bien qu’on ne soit pas généralement très dévot en galère, vous voyez alors des gens prier Dieu, d’autres se vouer à tous les saints ; quelques-uns même, en dépit de l’agitation du navire, essaient de faire autour du bord et sur la coursie des pèlerinages : ils feraient bien mieux de ne pas oublier Dieu et ses saints aussitôt que le danger est passé. Le calme lui-même a aussi ses inconvéniens : les mauvaises odeurs sont alors si fortes qu’on ne peut s’en garantir, malgré le tabac dont on est obligé de se bourrer le nez depuis le matin jusqu’au soir. Il y a toujours en galère certaines petites bêtes qui font le supplice de ses habitans. Les mouches exercent leur empire le jour, les punaises la nuit ; les puces et les poux, la nuit et le jour. Quelques précautions que l’on prenne, on ne saurait réussir à s’en garantir ; cette affreuse vermine ne respecte pas même les cardinaux, les ambassadeurs ou les têtes couronnées. »

C’est aux souverains français, au roi Charles VI ou au roi Charles VII, qu’on a voulu faire remonter la création de chiourmes entièrement composées de captifs et de criminels. Ne semble-t-il pas cependant plus probable que cette odieuse coutume soit venue en droite ligne des mers du Levant ? Les Turcs et les chevaliers de Rhodes se faisaient une guerre sans merci : je les soupçonne fort de ne pas avoir hésité à mettre la rame aux mains de leurs prisonniers. Toujours