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ans, il n’existait dans l’île pour ainsi dire aucune route ; on ne pouvait y voyager qu’à dos de mulet ou dans ces voitures de campagne ornées de peintures grotesques. Il fallait un passeport pour aller au chef-lieu de la province, une permission de la police pour habiter Palerme. La population, surveillée par des légions d’espions, à la merci des suisses et des gendarmes, était presque séparée du monde. Très peu de personnes avaient l’autorisation de voyager sur le continent et de se rendre même à Naples ; la correspondance était si nulle qu’une lettre de Rome ou de Milan était une curiosité ; on n’apprenait les nouvelles du dehors que par le Journal officiel, dont il était interdit de mettre en doute les assertions. La littérature faisait absolument défaut ; les habitans, désintéressés des affaires publiques, peu stimulés à s’occuper d’affaires privées, vivaient dans l’oisiveté, étendus au soleil pendant l’hiver, à l’ombre pendant l’été ; ils suivaient assidûment les exercices religieux pour vivre en paix avec les jésuites et la police. Les communautés religieuses pullulaient, la plupart vivant d’aumônes, ruinant les populations, leur donnant l’exemple de la paresse et de la mendicité. Le clergé, propriétaire d’une grande partie du territoire, se mêlait à tous les actes de la vie ; il avait multiplié les fêtes et les pratiques extérieures pour conserver son autorité. Il n’a jamais cherché à inspirer au peuple une foi éclairée, et son enseignement se bornait à lui prescrire de donner à tous les moines qui venaient le solliciter. Aussi celui-ci n’a-t-il de Dieu qu’une idée assez vague ; en revanche, il connaît tous les saints du paradis et sait ceux qu’il faut invoquer dans telle ou telle maladie. Chaque ville a son patron dont elle célèbre la fête avec pompe ; mais tout se passe en cérémonies, et de conviction raisonnée il n’en faut pas chercher.

Il est facile de comprendre pourquoi, dans l’état d’esprit où se trouvait la population soumise à un pareil régime, Garibaldi fut, dès son apparition en 1860, accueilli comme un libérateur. La révolution était accomplie dans les âmes avant de l’être dans les faits ; les troupes royales une fois vaincues, la Sicile était à elle. Ainsi que le fait remarquer M. Lenormant dans son livre si intéressant sur la Grande-Grèce[1], les événemens qui ont renversé le trône des Bourbons et fait entrer le royaume de Naples dans l’unité italienne n’ont, somme toute, fait couler que bien peu de sang, même dans les provinces aux passions ardentes, aux caractères violens. C’est que les choses étaient mûres pour un changement politique et social, et quand il se produisit, il n’était au pouvoir de personne de l’empêcher. La Sicile, jusque-là tenue dans une obscurité profonde et subitement inondée de lumière, fut prise alors d’une véritable fièvre ;

  1. La Grande Grèce par M. François Lenormant, 3 vol. Paris, 1841-1884 ; A. Lévy.