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ne lui conseillent que ce qui a dû lui venir spontanément à l’esprit. Quand Virgile nous montre Alecto soufflant la colère aux Italiens, à l’arrivée d’Énée, nous ne pouvons nous empêcher de penser que les Italiens devaient être par eux-mêmes fort irrités de voir un étranger qui débarque chez eux et vient sans façon s’établir sur leurs terres, sous prétexte que les dieux les lui ont données. Ailleurs, il nous fait voir Junon, Vénus et Cupidon, qui complotent ensemble de rendre Didon amoureuse d’Énée : avions-nous besoin de l’intervention de tant de divinités pour nous expliquer comment il se fait qu’une femme jeune et belle, qui a beaucoup aimé, s’éprend un jour d’un héros qui lui raconte d’une manière si touchante ses malheurs et ses aventures ? On n’est pas surpris qu’Énée, quand il commence d’aimer Bidon, oublie pour elle cette Italie que les destins lui promettent ; mais on comprend aussi que lorsqu’il n’a plus rien à désirer, dans les premières fatigues d’un amour assouvi, il recommence à y songer. Était-il absolument nécessaire de déranger Mercure pour l’en faire souvenir ? Il serait donc possible, dans les exemples que je viens de citer, de supprimer le merveilleux, sans dommage grave pour l’action : il n’est là qu’une façon de mieux expliquer des incidens naturels qui, à la rigueur, pourraient s’expliquer tout seuls. La légende que nous étudions n’a pas tout à fait le même caractère. C’est un miracle véritable qui change les lois de la nature. Il a été imaginé pour amuser un moment l’esprit par l’imprévu et l’étrangeté de l’invention : c’est véritablement un merveilleux de féerie qui annonce les Métamorphoses d’Ovide.

De l’autre histoire je ne veux presque rien dire, de peur de n’en pas dire assez : il s’agit de l’épisode de Nisus et d’Euryale. Virgile y a mis toute son âme ; ce qui n’empêche que tout y soit exact et précis, et que, sur les lieux, on se rende compte des moindres détails. Dans un récit de pure imagination, le poète nous donne l’illusion complète de la vérité. Voici le camp d’Énée, comme nous venons de le décrire, entre le Tibre, la plaine de Laurente et la mer. Nous assistons d’abord à la veillée militaire des Troyens, en face d’un ennemi menaçant ; ils sont inquiets de l’absence de leur chef, ils craignent de succomber le lendemain aux attaques de Turnus. Nisus, qui garde une porte avec Euryale, lui révèle qu’il a formé le projet de traverser le campement des Rutules et d’aller apprendre à Énée le danger que courent ses soldats. Virgile rapporte, dans des vers qui ne s’oublient pas, l’entretien des deux amis, et leur noble discussion, un de ces combats entre la tendresse et l’héroïsme, où l’héroïsme finit par l’emporter. Il les mène ensuite à l’assemblée des chefs. Pendant que les soldats reposent, les chefs debout au milieu d’eux, appuyés sur leur longue lance,