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Accompagnant son mari à Marseille, lorsqu’il fut envoyé gouverner la Provence, Mme de Grignan eut l’occasion d’y visiter une des galères du roi. Tout étourdie encore « du bruit des canons et du hou des galériens[1], » elle s’empressa de faire part de ses impressions à sa mère : nous ne possédons malheureusement que la réponse de Mme de Sévigné. « Je serais fort aise, écrivait la spirituelle marquise, de voir cette sorte d’enfer[2]. » Des hommes, « gémissant, jour et nuit, sous la pesanteur de leur chaîne, » cela, en effet, ne se voit pas partout. Même au XVIIe siècle, il fallait, pour donner à ses yeux ce curieux régal, avoir le courage d’entreprendre, malgré les fureurs du Rhône, le lointain et périlleux voyage du Midi.

L’équipement d’un navire de guerre, et plus particulièrement encore l’équipement d’un navire à rames, fut, de tout temps, chose trop dispendieuse pour que l’état pût attendre sur ce point le concours de la marine marchande. Dans la Méditerranée, au XVIe siècle, aucun prince n’entretenait de vaisseaux ronds ; ceux mêmes dont les états confinaient à l’Océan en possédaient à peine un nombre suffisant pour leurs besoins. Les naves et les galions des marchands complétaient invariablement toute expédition qui avait quelque débarquement pour objet. L’ordre était incontinent donné de mettre dans tous les ports, dans les ports mêmes des puissances alliées, l’embargo sur les navires de commerce dont on croyait pouvoir utiliser les services. On en payait le nolis, on donnait une solde convenable aux patrons : en même temps, pour que ces navires ne pussent partir à la dérobée, on prenait soin de leur enlever leurs voiles et leur gouvernail. Ce fut ainsi que Scipion passa en Afrique : il mit en réquisition toute la flotte marchande de la Sicile, Le prince d’Orange et le duc d’Albe n’agirent pas autrement en Zélande ; les Français, au temps de Philippe le Bel, leur avaient donné l’exemple en Normandie. Ainsi donc, on a toujours su, on saura toujours se procurer des vaisseaux de transport ; il faut, au contraire, se pourvoir à l’avance de navires de combat.

Au mois de septembre de l’année 1691, un conseil de construction fut tenu à Marseille, par M. le Bailly de Noailles, lieutenant-général des galères du roi : ce conseil comprenait, outre le Bailly de Noailles, M. de Montmort, intendant-général des galères, M. le Bailly de Bethomas, premier chef d’escadre, M. le Bailly de La Bretèche, M. de Montaulieu, M. de Vinieurs, tous les trois chefs d’escadre,

  1. Don Quichotte, accompagné de son fidèle écuyer, monte à bord de la galère du comte de Elda ; toute la chiourme le salue de trois acclamations : Houl hou ! hou ! « Tel est l’usage, fait observer Cervantes, quand une personne de distinction entre dans la galère ! »
  2. Voyez, dans la Revue du 1er  septembre 1884, les Lettres de Mme de Grignan, de 1671 à 1677, par M. Paul Janet.