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quoiqu’elle n’existe pas encore ; c’est qu’en réalité elle forme le seul lien qui unisse la légende d’Enée à l’histoire de Rome. Par elle-même, une petite bourgade, dans une plaine solitaire, devait être assez indifférente aux maîtres du monde ; Virgile a tenu à leur rappeler plusieurs fois les droits qu’elle avait à leur respect et à leur affection. Au début même de son ouvrage, Jupiter, qui veut consoler Vénus des mésaventures de son fila, lui dévoile l’avenir réservé à ses descendans. Il lui montre d’abord Énée fondant Lavinium pour y établir ses dieux fugitifs : c’est le point de départ de ces glorieuses destinées. De Lavinium doit plus tard sortir Albe, et Albe à son tour donnera naissance à Rome, en sorte que toute la grandeur romaine est rattachée à la fondation de la ville d’Énée. Les Pénates auxquels il doit bâtir une demeure sur une colline du Latium sont le gage de l’empire éternel que les dieux promettent au peuple qui porte la toge :

His ego nec metas rerum nec tempora pono ;
Imperium sine fine dedi.

Du temps de Virgile, la petite ville devait déjà être à moitié déserte. C’était, du reste, le sort commun de la plupart de celles dont il a parlé et qui font si grande figure dans son poème. Il nous apprend lui-même, à propos d’Ardée, la capitale des Rutules, « que c’est encore un grand nom, mais que sa fortune est passée. » Je me figure qu’Ardée était, comme aujourd’hui, un village de quelques maisons, entouré de vieux murs, sur une colline escarpée. Strabon, qui parcourut tout ce pays à l’époque d’Auguste, nous dit que, depuis les ravages des Samnites, il n’a pas pu se relever de ses désastres et qu’il n’y reste que des vestiges des villes anciennes et illustres qui dataient d’Énée. Un siècle plus tard, Lucain constate le même abandon. « Ce sont, dit-il, des amas de ruines qui marquent la place de Véies, de Gabies, de Cora. À l’endroit où s’élevait Albe, où les Pénates de Lavinium avaient leur temple, on ne voit plus qu’une campagne dépeuplée ; » il ajoute que partout les murs des cités sont trop vastes pour leurs habitans, que les campagnes manquent de laboureurs et qu’une seule ville suffit pour contenir tous les Romains. Il veut dire sans doute que cette ville a fini par absorber l’Italie[1]. Déjà Rome faisait le vide autour

  1. Bonstetten, dépeignant l’état de ce pays en 1804, parle à peu près comme Lucain : « Quelques-unes des cinquante-trois nations qui existaient jadis dans le Latium sont représentées par une seule maison. La grande ville de Gabii n’est plus que la demeure d’un troupeau de vaches. Fidènes, où tant de milliers d’hommes périrent par la chute d’un amphithéâtre, est la masure d’une étable de moutons, et Cures, l’illustre patrie de Numa, une hôtellerie. Antomnœ, avec ses tours superbes, Collatia, Cenina, Veies, Crustumerium, et tant d’autres villes, qui prouvent l’état florissant du Latium, furent englouties en peu d’années par Rome naissante, déjà instruite à dévaster la terre, et l’on cherche encore le lieu où elles ont existé. »