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Virgile s’y est donc pris avec beaucoup d’habileté pour nous faire accepter cette légende naïve.

L’autre était plus importante et jouissait dans le pays d’une plus grande popularité. — La première aventure, que nous venons de raconter, assurait Énée qu’il avait enfin mis le pied sur la terre qui lui était promise, et lui ordonnait de faire un premier établissement à l’endroit même où il venait de débarquer. Mais ce n’était pas là le terme de sa fortune. Les Troyens ne resteront pas dans cette sorte de camp retranché qu’ils vont construire à l’embouchure du Tibre ; ils doivent en sortir pour s’avancer à de plus grandes conquêtes, s’enfonçant de plus en plus dans l’intérieur du pays, et bâtissant, chaque fois qu’ils s’arrêteront, une ville nouvelle. Cette marche, dont Rome est le but, il faut qu’Énée la connaisse : il mérite d’être mis dans les secrets de l’avenir, car il se donne assez de mal pour le préparer. S’il ne travaillait que pour lui, il y a longtemps qu’il se serait fixé sur quelque terre tranquille pour y terminer en paix son existence agitée. Mais il se doit à ses descendans, il ne faut pas qu’il les prive des pays sur lesquels ils sont appelés à régner et de la gloire qui les attend. N’est-il pas juste que, pour se consoler des fatigues et des périls auxquels il s’expose, il puisse au moins se rendre compte de ce qui doit arriver après lui et entrevoir ces grandes destinées pour desquelles il prend tant de peine ? Voici de quelle manière les dieux lui font connaître l’avenir.

Quand Énée ne peut plus douter de l’hostilité des Latins, il est inquiet de la guerre qui le menace et en proie à mille soucis. Le soir venu, il s’étend sur le rivage, « sous la voûte fraîche des cieux, » et ne s’endort qu’après tous les autres, bien avant dans la nuit. Pendant son sommeil, un dieu lui apparaît, « vêtu d’une légère tunique de pourpre, aux plis azurés, et la tête couverte d’une couronne de roseaux. » Il se nomme : c’est le fleuve même auprès duquel le héros repose, le Tibre chéri du ciel, qui coule à pleins bords le long des plaines fertiles.


Ego sum, pleno quem flumine cernis
Stringentem ripas et pinguia culta secantem,
Cœruleus Tibris, cœlo gratissimus amnis.


Il commence par redire à Énée, qui ne saurait trop le savoir, que cette terre est bien celle où il doit s’établir : « C’est ici ta demeure assurée ; cii doivent se fixer tes Pénates ; » et pour qu’il ne se croie pas le jouet d’un songe, il lui annonce un signe manifeste de la volonté divine : « Sous les chênes qui couvrent ce rivage, tu trouveras une énorme laie étendue, qui vient de mettre bas trente petits ; elle est blanche, et ses petits, blancs comme leur mère, sont suspendus à ses mamelles. Cet endroit est celui où