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venons de subir la dernière épreuve qui doit mettre un terme à nos courses errantes. »

Heyne, qui, ayant passé sa vie à commenter Virgile, fait ordinairement profession de l’admirer beaucoup, ne peut s’empêcher ici d’être scandalisé. Cette légende des tables mangées lui semble « tout à fait ridicule et indigne de la majesté du poème épique. » Il faut reconnaître qu’elle a le caractère d’une fable de paysans ; ils aiment assez à raconter de ces histoires qui paraissent d’abord terribles et se terminent d’une façon presque plaisante. Celle-là était sans doute ancienne et se redisait depuis longtemps dans les cabanes des laboureurs du Latium[1]. Virgile est allé l’y chercher, et, loin de l’en blâmer, comme Heyne, je crois qu’il faut le féliciter d’avoir eu le courage de l’introduire dans son poème, d’autant plus qu’il n’ignorait pas que beaucoup de ses lecteurs en seraient choqués. Il connaissait, lui aussi, ces railleurs et ces sceptiques auxquels s’adresse Ovide, lorsqu’au moment de parler du vieux Janus et de ses surnoms ridicules il leur dit : « Vous allez rire. » Il a même fait des efforts visibles pour les désarmer : nous voyons bien qu’il cherche à préparer ces beaux esprits malins à cette histoire rustique et à les familiariser avec elle. Afin qu’ils soient moins surpris quand ils l’entendront raconter, il la fait annoncer plusieurs fois d’avance[2] ; il charge de ce soin les Harpies, vieilles divinités grecques, grossières et un peu grotesques, tout à fait propres à cet office. Quant au récit lui-même, je viens de le citer tout entier, et il est facile de voir avec quelle adresse il est fait. On n’y trouve pas de ces petites malices, comme il y en a chez Ovide, qui sont destinées à prouver que le poète n’est pas dupe de l’histoire qu’il raconte et qu’il en sourit le premier ; tout y est simple et sérieux. Il faut pourtant remarquer le rôle que le poète donne à Iule dans cette affaire ; c’est lui qui s’aperçoit qu’on a mangé les tables et qui le dit. Dans une autre bouche ce propos pourrait surprendre, il convient à un enfant chez qui ces petites observations sont naturelles. Sans qu’il y paraisse,

  1. Il est vraisemblable que certains rites du culte des Pénates lui avaient donné naissance. Il était d’usage d’offrir à ces petits dieux les prémices des repas, et on les leur présentait sur des tranches de pain qu’on appelait ''mensœ paniceœ. Naturellement elles étaient sacrées, et il fallait supposer une terrible famine pour qu’on osât y toucher. Manger les paniceœ voulait donc dire simplement souffrir d’une de ces grandes disettes qui forcent à ne rien respecter. Telle devait être l’origine de la prédiction faite aux Troyens et qui les effrayait tant. La bonhomie ingénieuse des paysans latins trouva le moyen que raconte Virgile pour accomplir l’oracle à peu de frais.
  2. On vient de voir que, dans le récit de Virgile, Énée ne parle que d’Anchise ; c’est lui seul qui lui a prédit qu’il en viendrait à manger ses tables. Il est donc vraisemblable que la prédiction des Harpies a été ajoutée plus tard par le poète. Je ne crois pas qu’il soit téméraire de supposer, comme je viens de le dire, que Virgile ne l’a fait que parce qu’il craignait le mauvais effet que pouvait produire son récit sur quelques lecteurs et qu’il voulait le justifier et les y préparer d’avance.