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« Déjà la mer se colorait des rayons du jour et l’aurore montait à l’horizon sur son char de rose. Tout à coup, les vents tombent, la brise cesse de souffler, et il faut lutter avec les rames contre l’onde immobile. Alors Énée aperçoit sur la rive un bois touffu ; au milieu, coule le Tibre, au cours riant, qui traîne ses sables jaunes et avec des tourbillons rapides se jette dans la mer. Alentour et au-dessus de ses eaux, des oiseaux aux couleurs variées, hôtes habituels du bois et du fleuve, enchantaient l’air de leurs accens et voltigeaient parmi les arbres. Énée ordonne à ses matelots de se diriger de ce côté et de tourner les proues vers la terre, puis il pénètre joyeusement dans le lit ombragé du Tibre. »

J’ai plus d’une fois parcouru cette côte où, par une matinée de printemps, débarqua le pieux Énée, et j’avoue que le spectacle que j’ai eu sous les yeux n’est pas tout à fait celui que Virgile vient de dépeindre. Le Tibre continue à tourbillonner sans bruit en rongeant ses rives et à rouler ses eaux jaunes vers la mer, mais les arbres sont rares sur cette plage désolée et je n’ai guère entendu les oiseaux y chanter. Au lieu de ce tableau d’idylle, on a devant soi un paysage monotone et silencieux qui fait naître dans l’âme une impression de tristesse et de grandeur. Il en était autrement du temps de Virgile, et il faut croire que, s’il a orné sa description de couleurs si riantes, c’est qu’il nous a dépeint ces lieux comme il les voyait. Près de l’embouchure du Tibre s’élevait Ostie, le vieux port de Borne, qui gagnait tous les jours en importance à mesure que les rapports de l’Italie avec les pays étrangers devenaient plus fréquens. Le moment approchait où la grande ville, incapable de se nourrir, allait être forcée de demander sa subsistance aux contrées voisines, l’huile à l’Espagne, le blé à l’Afrique et à l’Egypte. Toutes les denrées du monde commençaient à prendre le chemin d’Ostie, qui devenait de plus en plus riche et populeuse. C’est alors que Virgile l’a visitée ; il a vu le Tibre comme l’avaient fait ces négocians enrichis qui venaient chercher un peu de fraîcheur et de repos sur ses bords, après les fatigues de la journée. Tout ce pays avait alors un aspect bien différent de celui que dix siècles d’abandon et de solitude lui ont donné. L’île sacrée, entre Porto et Ostie, est devenue un désert où paissent quelques bœufs sauvages, et que le voyageur ose à peine traverser ; c’était alors un lieu très fréquenté où le préfet de Rome, avec une partie de la population, venait célébrer des fêtes brillantes. On nous dit que le sol y formait toute l’année un véritable tapis de verdure ; qu’au printemps il y poussait tant de roses et de fleurs de toute sorte que l’air en était embaumé et qu’on l’appelait le séjour de Vénus. Les rives du Tibre, jusqu’à Rome, étaient couvertes sans interruption de belles villas : « Il en a plus à lui seul, dit