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On voit que, loin de croire, comme le prétend Voltaire, qu’à ce moment « son sujet baisse, » il proclame qu’il est arrivé au point culminant de son œuvre. Il y a même des critiques qui, abusant contre lui de son aveu, lui ont reproché d’y être arrivé trop tard. Ils trouvent que c’est beaucoup de dépenser six livres sur douze au récit d’aventures préliminaires et qu’il est surprenant que, dans un poème dont tout le monde vante à l’envi la belle ordonnance, la moitié de l’ouvrage soit hors de l’action véritable. Mais il me semble que ceux qui raisonnent ainsi ne se rendent pas bien compte du dessein de Virgile. Il veut raconter comment Énée a porté ses dieux dans le Latium et leur a bâti un asile ; l’action commence donc au moment où Hector les lui confie. Tous les dangers qu’il brave, sur terre et sur mer, pour accomplir son œuvre, font également partie du sujet ; si Virgile semble avoir voulu les multiplier à plaisir[1], c’est qu’ils annoncent les grandes destinées de la ville naissante ; les dieux ennemis ne s’acharneraient pas contre elle avec une si cruelle obstination s’ils ne savaient pas qu’elle doit être la reine du monde. Voilà pourquoi, après avoir rappelé tous les obstacles qui s’opposent à sa naissance, et qui lui paraissent le gage de son glorieux avenir, le poète termine son énumération par ce vers triomphant :


Tantæ molis erat Romanam condere gentem !


Ainsi les épreuves de toute sorte que la colère de Junon impose au pieux Énée rentrent dans le sujet de l’Enéide, et Virgile était dans son droit en nous les racontant ; mais comme les divinités contraires doivent redoubler d’effort à mesure que le héros s’approche du terme, il est naturel que sa dernière lutte soit aussi la plus périlleuse. Avant de remporter une victoire définitive, il faut qu’il brave les ennemis les plus acharnés et qu’il livre les batailles les plus hasardeuses. Virgile avait donc raison de dire, au moment d’entamer le récit de ces derniers combats, a qu’une carrière plus vaste s’ouvrait devant lui et qu’il était arrivé à la partie la plus importante de son œuvre. »

C’était aussi la partie la plus difficile. Dans le reste, il est appuyé, soutenu par Homère et les autres poètes, épiques ou lyriques, qui ont chanté les aventures des rois grecs rentrant dans leur patrie après la chute de Troie. Grâce à ces poètes, toutes les îles de l’archipel, tous les rivages de la mer d’Ionie étaient peuplés de

  1. Heyne a montré que, tandis que les traditions ordinaires supposent que la navigation d’Énée est achevée en trois ans, chez Virgile elle dure sept ans entiers.