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l’hospitalité de Didon. Par malheur, tout le monde n’a pas le temps ou le moyen d’entreprendre une course aussi longue ; il faut nous borner à parcourir avec lui les rivages du Latium.

L’Enéide, comme on sait, est très exactement, divisée en deux parties égales, de six livres chacune. La première contient les aventures d’Enée jusqu’au moment, où il débarque à l’embouchure du Tibre ; la seconde raconte comment il est parvenu, à, s’établir dans le pays que lui assignent les destins. Ces deux parties n’ont pas tout à fait le même caractère : il y a longtemps qu’on a remarqué que l’une ressemble plus à l’Odyssée, l’autre à l’Iliade. C’est la première qu’en général les critiques et les amateurs préfèrent : elle leur semble plus intéressante, plus agréable, plus variée. Ils trouvent l’autre fort inférieure ; quelques-uns soupçonnent même que Virgile avait le sentiment de cette infériorité, et que c’est la raison qui lui faisait souhaiter, en mourant, de détruire son œuvre. « Il n’est pas donné aux bommes d’être parfaits, disait Voltaire à ce propos. Virgile a épuisé tout ce que l’imagination a de plus grand dans la descente d’Énée aux enfers ; il a tout dit au cœur dans les amours de Didon ; la terreur et la compassion ne peuvent aller plus loin que dans la description de la ruine de Troie. De cette haute élévation où il est parvenu au milieu de son vol, il ne pouvait guère que descendre. » Chateaubriand fut, je crois, le premier qui protesta chez nous contre l’opinion de Voltaire. Dans cette partie du Génie du christianisme où il s’occupe de critique littéraire et où, malgré l’imperfection de ses connaissances, il a jeté tant d’idées nouvelles, il fait cette remarque curieuse que les vers les plus attendrissais de Virgile, ceux dont le souvenir est resté dans tous les cœurs, se trouvent précisément dans les six derniers livres de l’Enéide. Il en conclut qu’en approchant du tombeau le poète mettait dans ses accens quelque chose de plus céleste, « comme les cygnes d’Eurotas, consacrés aux Muses, qui, avant d’expirer, avaient, selon Pythagore, une vision de l’Olympe et témoignaient leur ravissement par des chants harmonieux. »

Ce qui est vrai surtout, ce qu’il n’est pas possible de contester, c’est que, dans ces six derniers livres, nous sommes vraiment au cœur du sujet. Virgile a pris soin lui-même de nous en avertir. Au moment où son héros débarque sur la côte d’Italie, il s’interrompt pour invoquer la Muse et lui demander son secours : il en a plus que jamais besoin à cause de l’importance des événemens qu’il va chanter :


Major rerum mihi nascitur ordo,
Majus opus moveo.