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pouvons être sûrs que ce qu’il en dit est toujours d’une vérité scrupuleuse. Les poètes anciens ont le goût de la précision et de la fidélité ; ils n’imaginent guère de paysages en l’air et ne nous montrent ordinairement que ce qu’ils ont sous les yeux. Ils le peignent d’un trait, mais ce trait est toujours juste, et l’on éprouve un grand plaisir, quand c’est possible, à en vérifier l’exactitude.

Ce n’est pas seulement, croyez-le bien, un plaisir de curieux, dont on ne tire aucun profit ; l’étude des grands écrivains gagne toujours à ces recherches. Elles rajeunissent et rafraîchissent notre admiration pour eux, ce qui, de temps en temps, n’est pas inutile. Le plus grand péril qui puisse les menacer est de n’inspirer à leurs fidèles qu’un enthousiasme de commande et de convention. Pour qu’ils échappent à ce danger, il est bon qu’on change quelquefois le point de vue sous lequel on les regarde. Tout ce qui nous excite à les aborder de plus près, tout ce qui nous remet en communication directe avec eux ranime en nous le sentiment de leurs beautés véritables.

C’est le service que vient de me rendre cette façon d’étudier l’Enéide chez elle ; il m’a semblé qu’en la relisant près du Tibre, dans la forêt de Laurente, sur les hauteurs de Lavinium, les récits de Virgile devenaient pour moi plus vivans, que je me les figurais mieux et qu’ils me frappaient davantage. Quoique ces sortes d’impressions aient un caractère tout personnel et qu’il ne soit pas facile de les communiquer au public, j’essaie pourtant de le faire, sans espérer que ces études auront tout à fait pour les autres l’intérêt que j’y ai moi-même trouvé[1].


I

Je commence par avertir le lecteur qu’il ne s’agit pas ici de l’Enéide tout entière, mais seulement des six derniers livres. Ce serait assurément un fort joli voyage que d’accompagner Énée depuis Troie jusqu’en Italie en passant par la Thrace, les Cyclades, la Crète, l’Épire, la Sicile et en s’arrêtant à Carthage pour recevoir

  1. Je ne dois pas oublier, au moment où je commence ce travail, de rappeler qu’il a déjà été fait, il y a quatre-vingts ans, dans un livre qui jouit encore aujourd’hui d’une réputation méritée. Un Suisse éclairé, qui avait été mêlé aux affaires de son pays pendant la révolution, qui avait voyagé dans le nord de l’Europe et fait un long séjour en Italie) M. de Boostetlen, publia en 1804, un ouvrage intitulé : Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Enéide. Cet ouvrage qui a été beaucoup lu, contient des vues ingénieuses et justes dont j’ai profité. Mais la politique y tient plus de place que la littérature. M. de Bonstetten est un homme du monde, qui n’a pas poussé bien profondément l’étude de Virgile et qui, en parcourant la côte du Latium, s’est encore plus préoccupé des conditions économiques du pays que d’Énée et ses compagnons. J’ai donc pensé qu’après lui il y avait encore quelque chose à faire.