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console ceux qu’elles broient, Faire de l’argent, c’est déjà bien peu pour remplir la vie ; mais en faire pour les autres ! Pensez-vous que beaucoup s’y résignent, si vous ne leur donnez pas au moins l’allégement de l’espérance ? N’est-ce pas le cas de s’écrier avec Bossuet : « Cette âme d’une vigueur immortelle n’est-elle pas capable de quelque opération plus divine et qui ressente mieux le lieu d’où elle est sortie ? » — Pour que la ville d’aujourd’hui soit celle de demain, pour qu’elle ne s’écroule pas en nous ensevelissant sous ses ruines, il faut que son âme opprimée reprenne ses droits sur la matière, qu’elle trouve jour à son mouvement naturel, qui est de s’élever ; dôme, flèche ou croix, je ne sais sous quelle forme, je ne sais vers quel point du ciel, mais il faut qu’elle monte !

Le jour renaît, le train s’arrête, j’ai rêvé. Je m’étais pourtant bien juré de parler à fond de la houille, et uniquement d’elle. On peut m’en croire, voilà mon carnet couvert de notes et de chiffres ; je sais le prix de revient du poud de charbon au sortir de la mine et le prix de vente à Odessa ; l’un est à l’autre comme 6 est à 20 ; je sais pourquoi le charbon anglais prime le russe et peut être donné à 12 ou 13 kopeks au lieu de 20 ; je sais l’épaisseur et la hauteur du filon d’anthracite ; si l’on me pressait, je pourrais reproduire l’analyse des parties composantes du minerai, d’après le travail de M. Tchirikof. Il est trop tard, j’ai perdu le filon. Je réserve mes documens pour en faire hommage à une société d’économie politique, le jour où tous les bons esprits seront d’accord sur la réalité de cette science, où les sceptiques auront cessé de voir en elle l’alchimie du XIXe siècle. Une fois de plus, j’ai fait comme ce bonhomme dont nous avons tant ri, à la dernière station : c’était un de ces pieux oisifs qui vont en pèlerinage, sans se presser, sachant que Dieu et ses saints attendront toujours ; comme le train ralentissait, nous vîmes ce piéton qui cheminait dans un sentier, tout contre la voie ; à la station, il s’arrêta avec nous, s’assit, bourra sa pipe, et fuma durant les cinq minutes d’arrêt ; dès que le sifflet retentit, il boucla son sac et reprit gravement sa marche, côte à côte avec les wagons qui s’ébranlaient. — On riait de lui autour de moi, et j’étais un peu confus ; je me disais que c’était un frère, ce voyageur attardé qui faisait mine d’être du siècle, qui suivait le train sans y monter et se laissait distancer par lui. Qui sait ? Les chemins de fer russes vont si lentement ! Peut-être que le bonhomme arrivera avant nous là où se font les miracles.


EUGENE MELCHIOR DE VOGUE.