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kilomètres ; la jonction elle-même n’a pas de raison d’être en ce lieu et ne fait qu’allonger les parcours. Voilà une erreur qui a dû coûter cher. Le plus piquant, le plus américain de la rencontre, ce sont ces deux vieux wagons de 3e classe, calés sur une couple de rails dans un champ, à côté de ces superbes édifices ; ils portent des pancartes ; je m’approche et je lis, sur l’un : « École, » sur l’autre : « Société coopérative de consommation pour les employés. » — Une société coopérative de consommation dans un wagon ! Voilà, ou je me trompe, le dernier mot du XIXe siècle ; c’est à Déballzevo qu’on l’aura dit. Nous entrons dans le wagon-école ; une quarantaine de gamins, enfans d’employés, se trémoussent sur les banquettes et répondent d’un air éveillé aux questions que nous leur posons.

Il y a eu bien des déceptions de tout genre, bien des vaincus dans cette conquête du Donetz. On nous raconte comment la « fièvre des mines » a sévi sur cette Californie. Au début, on se ruait de toutes parts sur la terre promise ; c’était à qui engagerait son bien, parmi les petits propriétaires des gouvernemens avoisinans, pour venir tenter la fortune et chercher du charbon. Faute de capitaux ou de persévérance, la plupart s’en retournèrent ruinés, tandis que les banques de Kharkof faisaient vendre à l’encan leurs propriétés. Aujourd’hui les mines sont entre des mains très diverses. La majeure partie appartient aux anciens possesseurs du sol qui ont eu les ressources nécessaires pour les mettre en valeur ; la législation russe n’établit aucune restriction sur la propriété du sous-sol et ne confère aucun droit à l’état. D’autres ont été acquises par des capitalistes de Pétersbourg ou de Moscou ; un certain nombre est exploite par des sociétés commerciales ; une de ces sociétés est française. Des fosses très rapprochées appartiennent à des propriétaires différens ; cette extrême division des mines s’explique par le peu de profondeur du filon, — 100 à 150 mètres au plus, — et par les facilités d’exploitation qui en résultent. Chacun travaille sa petite galerie à sa guise, avec un nombre assez restreint d’ouvriers, généralement pris dans le pays.

Comme nous approchons de Lougansk, on m’appelle sur la plateforme du wagon d’arrière pour jouir d’un admirable coucher de soleil. N’est-ce pas sur l’océan qu’il descend ? La steppe est si nue et si rase, en cet endroit, qu’on pourrait se croire en mer, à l’arrière d’un vaisseau. Le disque de l’horizon est aussi plan, la réfraction qui grossit l’énorme globe aussi puissante, la paix du soir aussi profonde. Un instant, la terre et le ciel sont du même rose ; on distingue à peine leur point de contact derrière ce voile d’or qui emplit tout l’espace. Par une singulière coïncidence, l’astre tombe juste entre les deux rails sur lesquels nous fuyons ; éclairées par les rayons obliques, les lignes de fer semblent elles-mêmes deux rayons,