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sérieuses. Briantzefka, la plus importante de ces exploitations, occupe 300 ouvriers et produit annuellement près de 4 millions de pouds de sel, environ 650,000 tonnes. Les salines du Donetz commencent à lutter sur les marchés du Nord avec le sel de Portugal et d’Espagne : jusqu’ici, par suite d’une tradition qui doit remonter pour le moins au XVIe siècle, l’extrémité de notre continent approvisionnait la Russie de cette denrée. On nous montre les divers types de produits, qui correspondent à de curieuses habitudes du commerce local ; le sel fin pour la table est renfermé dans de fallacieux paquets, timbrés des armes britanniques ; chacun sait qu’il est russe, mais nul ne voudrait l’employer s’il ne portait le respectable patent anglais. Plus loin, les cristaux sont concassés en petits cubés de quelques centimètres d’épaisseur, exclusivement à l’usage des marchands juifs de Lithuanie ; les juifs achètent ces dés au poids et les revendent le même prix à la mesure, bénéficiant ainsi de tout le déchet. Ces gros blocs proprement taillés sont les seuls qu’acceptent les courtiers arméniens du Caucase ; on peut les transporter dans les montagnes à dos de mulets ou de chameaux. Un de ces Arméniens était dans notre train, il attend devant la mine qu’on ait complété sa cargaison ; j’ai beaucoup pratiqué ses frères, mais rarement j’ai rencontré dans sa race un plus beau type ; grand, triste et fier comme ses montagnes, avec son regard d’Oriental plein de douces ténèbres, son yatagan à la ceinture et le chapelet de grains rouges qu’il égrène d’une main distraite, on le prendrait pour un prêtre du dieu Mithra plutôt que pour un saunier. Je cause avec lui du mont Ararat et du saint monastère d’Eschmiadzin, où l’on voit gravée sur une cloche l’inscription tibétaine qui renferme toutes les paroles de la vie et de la mort.

A la nuit seulement nous pouvons descendre dans la mine. C’est aujourd’hui je ne sais quelle fête locale, une des cent fêtes qui paralysent le travail dans ce pays ; on chôme un jour sur trois en moyenne, et le paysan russe pourrait dire à bon droit, comme le savetier de La Fontaine :


… On nous ruine en fêtes ;
L’une fait tort à l’autre ; et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône.


Mais, par une indulgente fiction, la journée de demain est censée commencer avec la première équipe de nuit, qui prend le tour à six heures. Nous descendons après elle, et nous touchons le sol des galeries à cent mètres sous terre ; c’est la profondeur constante du filon dans tout le bassin. Dans ce blanc labyrinthe, un merveilleux