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n’est pas l’eau qui manque : témoin cette petite grenouille verte qui prend ses ébats au pied de la table où j’écris ; surtout on y est défendu par les nombreux bras et les puissantes pompes à vapeur de la fabrique.

La fabrique ! Tout ici gravite vers elle, travail, soucis, richesse. Dans ce petit coin de terre, c’est le cœur où affluent et d’où découlent toutes les énergies de la vie locale. Du jour où elle y est apparue, la merveilleuse machine a pris d’emblée la place éminente réservée à tout organisme supérieur qui se révèle, dans l’ordre matériel comme dans l’ordre moral. Pour la satisfaction de ma conscience et pour la joie des ingénieurs, je devrais peut-être donner quelques détails sur le fonctionnement de l’usine ; mais si je laisse pénétrer dans mes notes cette envahissante étrangère, il n’y aura plus qu’elle, l’homme disparaîtra. Ne vais-je pas, au cours de ce voyage, la retrouver chaque jour devant moi, avec des applications diverses de sa force, au fond toujours la même, mâchoires d’acier, entrailles de fonte, "élaborant et rendant avec une égale docilité le sucre, le fer, le sel, la houille ? D’ailleurs, je viens chercher des aspects nouveaux, des formes de vie nationales ; l’usine est la même sous tous les climats, à New-York, à Paris, à Saint-Pétersbourg. Comme ces familles souveraines d’autrefois, dont les membres s’asseyaient sur tous les trônes et n’avaient pas de patrie, la reine du siècle n’a pas de nationalité ; pareille à l’Anglais qui la fabriqua, elle va partout, soumet le monde, le façonne à son image et ne revêt nulle part cette physionomie individuelle que le voyageur cherche dans les choses. Elle n’est russe qu’un seul jour, le jour où, avant d’allumer les feux pour la reprise des travaux, le prêtre vient chez elle avec la croix, les icônes et les chants sacrés : il rappelle à cette servante qu’il y a une puissance au-dessus de sa puissance ; il lui commande de se mettre au travail pour donner le pain quotidien. C’est risible, si vous voulez, ce pauvre homme, faible et ignorant, qui vient dire à la force élémentaire : « Je te bénis, tu peux agir. » Pourtant il est sûr de son droit ; il ordonne au nom de celui qui institua la lutte entre la puissance infinie des élémens et l’infinie misère de l’homme, mais qui redresse éternellement les chances, en murmurant à ce misérable les secrets par la vertu desquels on asservit ces tout-puissans.

Je suis constamment témoin de ces cérémonies, si fréquentes dans les habitudes russes ; chaque fois je me convaincs davantage que les actions humaines d’ordre supérieur et les impressions qu’on en reçoit sont faites de contradictions. La grande faiblesse et la grande injustice de notre esprit, c’est de voir dans la contradiction un signe d’erreur. Aussi bien la loi fondamentale de