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M. Thiers comprenait bien que les sentimens qu’il avait si patriotiquement et si prophétiquement exposés à la tribune de son pays ne le désignaient pas pour une semblable mission. Aussi protestait-il, dans ses entretiens, contre toute pensée hostile au peuple italien. « Ce n’est pas l’unité de l’Italie, disait-il, que je combattais, mais l’unité allemande, qui devait en être la fatale conséquence. »

Il fut admis à exposer ses demandes, à développer ses idées dans un conseil extraordinaire convoqué en son honneur. On tenait à connaître nos ressources, à se rendre compte de notre plan de campagne avant de se prêter à une démonstration militaire. Son éloquence électrisa le conseil, il fut l’objet de chaleureuses protestations. Déjà il voyait soixante mille Italiens se joindre à l’armée de l’Est, qu’organisait la délégation de Tours. « Je les ai enfermés dans un cercle d’où ils auront de la peine à sortir, » disait-il à M. de La Villetreux, en revenant du palais Pitti. Le lendemain, le cercle était franchi, la nuit avait porté conseil au roi et à ses ministres. Le général Cialdini et le ministre de la guerre, le général Ricotti, étaient difficiles à convaincre. Ils réclamaient des explications techniques, le chiffre exact de nos effectifs, un plan d’opérations détaillé.

M. Thiers, sans se lasser, démontra, la carte à la main, que l’effort qu’il demandait à l’Italie n’était pas grand, qu’il ne pouvait l’exposer à un danger sérieux. « Le corps d’armée qui descendrait du Mont-Cenis, disait-il, aurait pour base d’opérations Lyon avec ses formidables retranchemens et une garnison de 15,000 hommes ; puis, en remontant la Saône, assez forte en automne pour former une ligne défensive, deux places : Langres avec 10,000 hommes, Besançon avec 12,000 hommes. — L’armée italienne, de 60,000 à 80,000 hommes, auxquels se joindraient 60,000 soldats français, pourrait, par sa seule présence et sans coup férir, décider l’ennemi à des conditions de paix acceptables. Elle opérerait d’ailleurs une diversion dont l’effet serait de dégager ou d’alléger Metz. Bazaine entrant en campagne avec ses 100,000 soldats, la face de la guerre serait ainsi complètement changée et l’on finirait par avoir raison d’un ennemi fatigué, dont le moral s’affaisserait en face d’une intervention qui relèverait et enthousiasmerait les esprits en France. » M. Thiers ajoutait que l’Italie n’aurait pas à se préoccuper des dépenses de la guerre, que la France serait trop heureuse de les prendre à sa charge. Il établissait ensuite que l’Italie n’avait rien à appréhender des cabinets étrangers. Il disait que l’Angleterre se tenait en dehors de tout, que l’Autriche, bien qu’empêchée de rien entreprendre, s’engagerait à couvrir le territoire italien du côté de l’Allemagne si, suivant ses désirs, la guerre devait se généraliser. Il ajoutait que la Russie avait positivement déclaré que ce que ferait l’Italie ne la regardait pas.