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Messie ; il croyait à la magie de son esprit, à l’irrésistibilité de sa parole ; il était convaincu qu’il remuerait et entraînerait l’Italie. Et cependant ses illusions s’effeuillaient peu à peu ; il constatait qu’à la cordialité des premiers jours avait succédé l’embarras, et aux hésitations une réserve calculée. « Le roi, écrivait-il, d’abord bienveillant et chaleureux, a ajourné deux fois déjà des audiences convenues ; son embarras est évident. Nos amis disent que, pour faire sortir l’Italie de son inertie, il faudrait une grande victoire, et encore ne répondent-ils de rien. Tout mon espoir pour enlever le succès est en M. Thiers. »

« Nul à son égal, disait M. Favre en parlant de M. Thiers, ne peut prétendre à l’art divin de persuader les hommes, nul n’en possède mieux les secrets et la puissance[1]. »

M. Senard croyait, comme M. Favre, qu’il suffisait d’une « parole divine » pour gagner une cause désespérée.


XXI

M. Thiers arriva à Florence le 12 octobre au soir. Il voyageait avec deux de ses amis, deux secrétaires et cinq domestiques. Il descendit à l’hôtel de l’Union. M. Senard, M. Clery, le secrétaire de la mission extraordinaire, M. de La Villetreux, M. de Verninac et M. de Grouchy, les secrétaires de la légation, l’attendaient à la gare.

À ce moment, par une étrange coïncidence, on délibérait au palais Pitti. Le roi présidait un conseil de famille qui décidait que le prince Amédée, duc d’Aoste, accepterait la couronne d’Espagne[2].

La guerre s’était engagée sur la candidature d’un prince allemand et c’était, suivant la moralité de la fable, un prince italien qui allait s’installer à Madrid !

L’ambassadeur de la défense nationale fut reçu avec une rare distinction. Les ministres le fêtèrent, le roi le combla d’attentions. Tous les Français établis à Florence allèrent s’inscrire à son hôtel. Il reçut tous les personnages politiques favorables à la France. M. Thiers était un homme illustre ; sa présence flattait l’amour-propre italien ; il avait combattu avec passion l’Italie comme une œuvre funeste et il venait, à l’heure des épreuves, implorer son assistance !

  1. M. Favre était fasciné par M. Thiers ; il cédait, sans oser le contredire, à toutes ses volontés. « Je vais chez mon roi, » disait-il aux secrétaires de son cabinet lorsqu’il allait à la présidence.
  2. La candidature du duc d’Aoste avait déjà été discutée dans les conseils du roi en 1868. Victor-Emmanuel y tenait plus que ses ministres. M. Visconti avait conscience des difficultés que cette entreprise dynastique pourrait susciter à l’Italie ; mais il eut la main forcée.