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Tout le jour, il avait son regard mort et ne pensait plus à rien qu’à se soigner et à manger : c’était le matin seulement que son intelligence redevenait affreusement claire, quand il se réveillait, seul toujours, après cette sorte de repos que lui avaient apporté les dernières heures de la nuit. Alors il restait immobile et sinistre avec des yeux fixes qui comprenaient et qui se souvenaient.

Pauvre débris, épave dont la mer n’avait pas voulu, vieillard solitaire dont personne ne regardait les larmes ! Pourquoi n’était-il pas mort plus tôt, dans sa belle jeunesse?.. Les animaux libres ne traînent pas ainsi, eux; jusqu’à la fin ils conservent leur forme, leur raison d’être; ils se reproduisent, ils ont leurs amours. C’est pour l’homme seul qu’est faite la longue vieillesse, dérision de la vie.


XIII.

Un autre printemps encore le trouva plus tremblant, plus débile, assis dans son petit jardin.

Pourtant ses sommeils n’avaient plus les rêves agités d’autrefois. C’étaient seulement des ressouvenirs d’espace et de soleil; c’étaient des grands vides bleus devant lui, ou bien des étendues changeantes, comme sont les lointains profonds des eaux; et, au premier plan, se découpait toujours quelque détail très rapproché, de gréement ou de mâture, une vergue, une voile ou des haubans. Au fond de son cerveau qui s’en allait, ces dernières images lui étaient restées de sa jeunesse passée dans les hunes, ou peut-être, par une transmission mystérieuse, lui revenaient-elles de plus loin encore, de ses ancêtres, marins comme lui.

C’était bien fini pourtant; jamais, jamais il ne la verrait plus, la splendeur bleue, la splendeur infinie des mers; ni lui, ni aucun fils issu de son sang : il était une souche épuisée dont rien ne devait survivre.

Il avait peur, à chaque tombée de la nuit, disant qu’il finirait par mourir seul; mais la mère Le Gall, qui, pour de l’argent, restait maintenant chez lui tout le jour, refusait d’y coucher, prétendant que cela pourrait faire jaser.

Les plaies de ses jambes s’étaient beaucoup étendues, et il continuait de laver ses linges lui-même avec grand soin, voulant absolument rester propre; mais il lui arrivait de se tromper, de tripoter dans les mêmes eaux plusieurs fois, il ne savait plus trop, et faisait, par enfance, des choses très sales.

En mai, il essaya encore de jardiner, se tourmentant beaucoup de ses deux petites plates-bandes qui avaient pris un air abandonné et où poussaient maintenant de hautes herbes comme auprès des tombes. Mai s’annonçait très beau ; des hirondelles, qui avaient un