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lieues et des lieues au milieu de plaines d’arbustes verts, au sol de boue, inhabitées et inhabitables, plus monotones et plus mortes qu’une mer sans navires. Partout la verdure empoisonnée des régions basses de l’équateur était jetée, comme une magnificence trompeuse, sur la désolation des grands marais. Lourdeur de l’air, lourdeur irrésistible de midi, il s’était laissé vaincre, et sommeillait presque, les yeux toujours ouverts à cette lumière effrayante et splendide. Près de lui dormait une Cambodgienne, — Nam-Thèn, — qui à cette époque était sa femme. Tout à coup, à un tournant de l’étroite rivière, des balises étaient apparues; elles étaient trois de compagnie, trois triangles rouges montés au bout de hautes perches, se dressant comme pour dire : Méfiez-vous, il y a un danger sous l’eau calme.

Le banc de corail ! — C’était le lieu que, par une sélection mystérieuse, des peuplades de madrépores avaient voulu habiter et, depuis des siècles, ils y avaient accumulé leurs milliers de cellules de pierre. On l’avait averti de ce banc, unique dans tout ce parcours, mais il ne l’attendait pas si près et il avait eu peur.

Qu’ils étaient déjà loin, ces souvenirs, loin dans l’espace et dans le temps, perdus au fond du passé mort! Souvenirs de soleil et de vie, qu’est-ce qui avait bien pu les attiser, une nuit pluvieuse d’hiver, dans les cendres de cette vieille tête déjà creuse, pour en faire cette dernière vision, sénile et déformée?

Les balises qui avaient surgi tout à coup au milieu de cette mer grise de son rêve étaient très nombreuses, elles étaient accumulées comme pour quelque danger surnaturel et indicible. Elles affectaient toute sorte de formes étranges et inconnues ; au bout de perches très longues, elles se déployaient comme des bras, faisaient des signes, s’agitaient, avec l’impuissance désespérée de choses muettes qui voudraient crier, et traçaient sur le ciel pâle des écritures magiques.

Et lui se réveilla, pris d’une terreur profonde, comme à l’approche des choses fatales qui ne peuvent pas être conjurées. Il allait donc être bien affreux, l’écueil qui s’était annoncé de cette manière. Il pensa que cela signifiait sa mort.

Cependant l’année s’écoula sans amener rien de particulier.

Il y eut seulement dans ses habitudes un changement nouveau. Il était devenu très gourmand, et se plaignait sans cesse que cette mère Le Gall, sa gouvernante, choisissait mal au marché, ne lui achetait pas d’assez bonnes choses ; si bien qu’un jour il prit son petit panier lui-même, résolument, — et dès lors on commença à le voir chaque matin dans Recouvrance, s’attardant lui aussi autour des marchandes à discuter comme une ménagère.

Propre et bien brossé dans son vieux caban de matelot, — ce