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granit et les ajoncs; — là-bas, au large, il devait faire gros temps et la nuit allait être dure. Mais il en avait fini pour jamais avec ces angoisses-là, fini avec ces nuits noires et sinistres, avec ces grands bruits des eaux furieuses, avec toutes ces épouvantes de la mer qui font blêmir de froid et de peur; tout pouvait bien siffler à présent et tempêter dehors ; jamais, jamais cela ne le regarderait plus. Comme il allait être heureux ! Plus de dangers, ni de travail, ni de peine ; chaque soir s’endormir tranquille dans un vrai lit pour la nuit entière ; cultiver un petit jardin, — une chose tout à fait nouvelle qu’il avait toujours désirée, — et puis se soigner lui-même. Avec tant de repos et de précautions qu’il allait prendre, pour sûr il ne pouvait manquer de retrouver encore de belles années, même de rajeunir...

Et pourtant il pleurait toujours; ses larmes, qui d’abord étaient lentes comme les suintemens des pierres, coulaient maintenant plus rapides, plus pressées, comme une mauvaise pluie.

Et puis, qu’est-ce donc qui le prenait?.. Ce n’était plus seulement le regret de sa fille morte; c’était une détresse intime et profonde, — son grand contentement de tout le jour, qui à présent se fondait en des sanglots suprêmes et en une envie de tout de suite mourir...


X.

Le lendemain de ce jour de retraite, il s’était réveillé de grand matin, saisi de ce silence, étonné d’être seul chez lui, comprenant pour la première fois qu’il n’était plus qu’un vieillard.

Et alors avait commencé pour lui cette vie de la fin, qui, de semaine en semaine, s’imprégnait davantage d’un mauvais goût de mort. Il s’affaiblissait, malgré les soins, malgré le repos. Replié sur lui-même, dans le calme soudain de cette existence de retraité, c’était maintenant qu’il sentait la lourde fatigue de ses quarante années de mer et qu’il avait conscience, mais trop tard, de son irrémédiable usure.

Au bout de cinq années de cette vie douce, la destruction avait marché si vite que, s’il retrouvait d’anciens amis, il était presque obligé de dire son nom pour être reconnu.

Les nuits surtout l’exténuaient. Il avait jusqu’au matin des sueurs et de mauvais songes. Il semblait que sa tête se vidât lentement dans ce mystérieux travail et ces évocations du sommeil. En se réveillant, il souffrait des bras et des jambes; il était brisé comme, dans sa jeunesse, après ces grandes dépenses de force qui lui avaient fait des muscles si puissans. Mais c’était le contraire qui se passait aujourd’hui dans tout son corps; ses membres diminuaient, diminuaient,