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attendant impatiemment ce col bleu et ce bonnet à pompon qu’on allait leur donner; ceux-ci étaient dévisagés par les anciens, qui échangeaient sur eux des réflexions et, à côté de critiques un peu brutalement exprimées, on entendait de temps en temps cet éloge suprême : « C’est encore sauvage, mais ça sera solide! »

Tout le jour, dans son uniforme neuf, il avait fait des allées et venues sans but au milieu de ces groupes; et puis, dans tous ces escaliers où dévalaient quatre à quatre des jeunes hommes très lestes, faisant un bruit de cheval échappé ; et dans ces grandes salles ouvertes au vent qui sentaient les planchers lavés et le goudron.

Là, partout, c’étaient des souvenirs de toutes les époques de sa vie... Quand on a servi quarante ans dans la flotte, on y est bien souvent passé, dans ce quartier de Brest; bien souvent, à des retours de campagne, on y est rentré joyeux, les poches pleines d’argent; bien souvent, on en est reparti, descendent les marches de granit qui mènent au port, ses deux sacs de toile sur le dos, — joyeux encore ou bien le cœur déchiré, — s’en allant au loin et à l’inconnu. Et lui voulait revoir tous ces recoins-là. Il avait aussi des démarches à faire dans les bureaux où les fourriers trônent, des papiers à compléter, des signatures à attendre, tout comme à la veille des grands départs. Surtout il sentait un besoin de se remuer, de s’agiter, et, malgré son contentement indiscutable, une nécessité de s’étourdir.

Le soir, dans sa chambre de caserne, il quitta, avec un premier serrement de cœur, son uniforme de maître, enferma dans un costume noir, dont la coupe le vieillissait déjà de plusieurs années, son grand corps tatoué, qui, en son temps, avait été superbe, et, tout compte réglé avec l’état qui lui avait suffisamment payé sa vie, il sortit du quartier.

A la porte, des jeunes qui rentraient ivres, impitoyables dans leur exubérance de mouvement, bousculèrent ce civil qu’ils ne connaissaient plus. Mais des amis, le voyant partir seul, le rejoignirent par politesse pour lui faire une dernière conduite; ensemble, ils entrèrent boire et on porta à la ronde la santé de l’heureux « rentier. » Il continuait de se croire très content et de le dire. Dans la rue, toujours des jeunes qui passaient; les portes du quartier venaient de s’ouvrir toutes grandes : c’était l’heure où on lâche les marins pour la nuit ; s’en allant à des rendez-vous de femmes, ils chantaient à pleines voix :


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Enfans, cueillez tout à tout
Des jours de folie
Et des nuits d’amour.