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D’abord il avait goûté cette nouveauté de l’avoir à soi tout seul; il avait trouvé un charme à dire : ma femme ; à la promener en plein jour à son bras; à rentrer le soir avec elle dans leur petit ménage qu’il avait monté avec ses économies de campagne. Deux ou trois de ses camarades avaient fait comme lui, ce printemps-là, s’amusant aussi à jouer à l’homme marié, entre deux voyages lointains. Et on se saluait gravement quand on se rencontrait à la promenade, dans les chemins déjà verts.

Et puis quelque chose de plus profond était venu tout de suite; il avait reporté sur elle tous ses besoins d’affection, tous ses élans de vraie tendresse de pauvre abandonné; imaginant des caresses plus chastes, des galanteries nouvelles; redevenant doux et timide presque comme un enfant...

…………………

Un beau jour, un ordre d’embarquement sur la Pomone : trois années à errer dans l’Océan-Pacifique!..

A son retour, elle vivait avec un vieux riche de la ville et portait des robes à falbalas...


VI.

Il se souvenait d’avoir eu un enfant, une fille...

Un matelot la lui avait prise, un certain soir de mai, une année où le printemps en Bretagne était beau et les nuits tièdes. Ce souvenir l’attendrissait encore, mais c’était le seul.

Cela le reprenait quand ses yeux rencontraient un petit cadre de coquillages, où était son portrait en première communiante avec un cierge à la main. Alors ses traits se contractaient tout à coup dans une espèce de grimace d’un comique à fendre l’âme, et il pleurait : deux larmes seulement, qui descendaient le long de ses joues parcheminées de vieillard, dans les rides, et puis c’était tout.

Sa femme, quand il l’avait chassée, lui avait laissé cette frêle petite de deux ans. Oh! elle était bien de lui ; c’était son front, son regard, son sang; et il la revoyait toujours, cette figure d’enfant, qui n’était autre que la sienne propre, mais raffinée, retrempée de candeur et de jeunesse, et comme refondue en cire vierge... oui, pendant seize années de sa vie il s’était privé de beaucoup de choses, en campagne; il avait rapiécé lui-même ses vêtemens, lavé son linge, pour avoir plus d’argent au retour, amassant tout pour cette petite. Elle était délicate et blanche, un air de petite demoiselle de noble, et il l’en aimait d’autant plus, lui si rude. Une vieille femme en qui il avait confiance l’élevait moyennant une pension, à Pontanezen ; à ses retours, il la retrouvait toujours plus grandie ; chaque fois, c’était presque une nouvelle personne; il lui