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festin, que tous les Ouitotos suivaient avec avidité, le narrateur était parvenu à échapper à leur surveillance et à éviter par une fuite rapide le sort semblable qui l’attendait.

Les Fuégiens, du moins, ont l’excuse de la faim. La Tierra del Fuego, nom assez bizarre donné à cette terre de glace et de frimas, est probablement la région la plus déshéritée du globe. Le pays présente un aspect aride et désolé qui défie toute description. Les montagnes sont d’une grande élévation; à leur pied, on voit quelques arbres vigoureux; un peu plus haut, des arbustes rabougris et desséchés; puis, toute végétation s’arrête, et l’œil, aussi loin qu’il peut porter, n’aperçoit que des neiges éternelles et des fragmens de roc brisés par la tempête. Le climat même, au cœur de l’été, est froid et nébuleux; aucune culture n’est possible; de rares animaux ont pu se reproduire, au milieu de cette nature implacable; les seuls que l’on rencontre sont les renards, les chauves-souris, quelques petits rongeurs. Les oiseaux ne sont pas moins rares, et aucun chant ne vient animer la solitude des forêts. Les habitans, décimés par la faim, sont tombés au dernier degré de la misère et de la dégradation. En hiver, les vivres manquent absolument : la chasse, la pêche n’ont rien donné ; il faut vivre. La faim est le seul sentiment qui survive dans le cœur de ces hommes; ils doivent choisir entre les vieilles femmes et les chiens ; le choix n’est pas longtemps douteux : les chiens sont utiles, ils attrapent les loutres, les vieilles femmes ne peuvent plus servir à rien. La victime désignée est suspendue par les pieds au-dessus d’un feu de bois vert ; quand elle est à moitié asphyxiée, elle est étranglée, dépecée aussitôt et mangée avec gloutonnerie. Un jeune Fuégien, racontant la mort de sa grand’mère, imitait en riant les contorsions de sa cruelle agonie. Il ne pouvait comprendre la répulsion qu’inspirait son récit. « Je dis cependant la vérité, » ajoutait-il naïvement.

Dans les îles du Pacifique ou de l’archipel Asiatique, au milieu d’une nature riche et belle, d’une végétation sans rivale, dans ces merveilleux climats où il semble que l’homme n’a qu’à se laisser vivre pour être heureux, la férocité de notre race paraît plus odieuse encore que dans les régions où la misère et les privations peuvent servir d’excuse. Les Célébiens et les Javanais, au dire de Crawford, mangent le cœur de leurs ennemis. Les noirs de la Nouvelle-Guinée sont cannibales comme les Kanaks de la Nouvelle-Calédonie; les indigènes des îles Caroline le sont comme ceux des îles Pellew, renommés pour leur douceur. Les habitans des îles Fidji possédaient des fours spécialement destinés à cuire la viande humaine. Une coutume respectée voulait que cette viande ne fût mangée qu’avec des fourchettes religieusement conservées dans les familles et qui ne servaient qu’à cet usage. Les Australiens mangent leurs