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porain M. Léonce de Lavergne proteste contre ce jugement dans son livre sur les Assemblées provinciales, où il reproche au voyageur anglais de « s’être trompé sur la richesse de la province » et d’avoir « fait une énumération effrayante des droits féodaux qu’avaient à supporter les paysans de cette province… Ces droits ne devaient pas être si lourds, puisque le peuple des campagnes a si mal reçu la révolution. » On aime à être de l’avis de M. de Lavergne, juge si éclairé du passé et du présent ; pourtant son opinion ne nous paraît pas ici s’appuyer sur des motifs suffisans. Elle repose sur une sorte de malentendu. Il parle de la Bretagne en général comme d’une province riche, et il a raison si l’on voit la part qu’elle payait dans les impôts généraux et l’étendue de son commerce maritime ; Arthur Young parle exclusivement de l’agriculture, et ses observations sévères, surtout pour la Basse-Bretagne, ne sauraient être taxées d’inexactitude. Quant aux droits féodaux, moins étendus que dans certaines provinces, lourds pourtant comme l’attestent les plaintes antérieures à la révolution et les cahiers mêmes des états généraux, on ne saurait alléguer comme une preuve du peu de mécontentement qu’ils excitaient le mauvais accueil fait à la révolution, car cet accueil fut en général d’abord favorable, et les campagnes, ainsi que j’en ai déjà fait la remarque, ne se tournèrent contre elle qu’après les mesures qui lui donnèrent un caractère antireligieux. Il suffit d’ailleurs d’un peu de mémoire pour se souvenir que les paysans bretons s’étaient plus d’une fois insurgés contre la noblesse féodale. Le pacte proposé par eux et qui porte le nom de Charte des paysans au xviie siècle peut être regardé comme un des spécimens les plus curieux et les plus hardis des revendications des droits de la classe rurale avant 1789.

M. de Lavergne allègue aussi comme preuve de prospérité que la Bretagne était une des provinces les plus peuplées de la France. Le fait en lui-même est vrai, et nous le trouvons confirmé par des auteurs accrédités, notamment par Necker. Moheau, qui le constate également, attribue ce développement de population à la situation privilégiée des pays fertiles situés sur la côte et à une circonstance toute spéciale : l’abondance du poisson. Mais le même développement se retrouve dans les parties pauvres de l’intérieur. C’est qu’en effet le développement de la population n’est pas un signe infaillible de richesse. L’Irlande ne l’a que trop bien prouvé. Avoir des enfans est dès longtemps, pour la Bretagne, une question de principe. Quand la plupart des provinces accusent la dépopulation, par exemple au moment où les intendans écrivent leurs mémoires, la Bretagne fait exception. Tout ce qu’on pourra dire, c’est que l’accroissement est devenu plus sensible encore avec le progrès agricole.

Dans ces limites, nous n’hésiterons pas à invoquer cet accroisse-