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a trouvé chez les Norvégiens une faveur incroyable. La jalousie naturelle que portait le paysan aux classes éclairées, séparées de lui par la supériorité de leur instruction, fut peut-être pour beaucoup dans ce succès. Le malheur est que l’instruction donnée dans ces écoles était toute superficielle. Conformément aux théories de Grundtvig, on s’y attachait principalement à éveiller l’esprit. Le terme est vague, et l’enseignement se ressentait de la théorie. Les études classiques étaient tenues en abomination. Il n’était question que de traditions norvégiennes, d’ancienne langue norrène. On songea même sérieusement à faire la guerre à la langue danoise, — la langue des classes éclairées, — et à lui substituer un dialecte populaire. L’intention des fondateurs de ces écoles était honnête et patriotique, parfois un peu naïve ; mais le résultat fut déplorable. Il en sortit des générations de politiciens, remplis de préjugés et de systèmes, exaltés par un patriotisme mal entendu, croyant tout savoir parce que leur esprit avait été éveillé, et grossissant par instinct plus que par réflexion les rangs de l’opposition, qui comptaient bien des nuances d’opinion diverses, mais réunies par une passion commune : la haine du « fonctionnaire. »

C’est dans les momens difficiles qu’on éprouve la valeur des constitutions. Les embarras croissans que commençait à susciter l’attitude de l’opposition n’allaient pas tarder à faire éclater à tous les yeux les défauts de l’œuvre de 1814. Celui qui saurait en tirer parti pouvait faire tourner l’agitation en révolution. Il se trouva un homme pour le voir dont cette manœuvre a fait la fortune : ce fut M. Jean Sverdrup.


II.

C’est au storthing de 1851 que M. Sverdrup débuta dans la vie politique comme député de Laurvig. Il avait alors trente-cinq ans. Son éducation, très supérieure à celle des hommes de son parti, son éloquence naturelle, la ténacité particulière de son caractère, le mirent vite en évidence. Pourtant il eut la sagesse d’attendre son heure, et longtemps il tint à se placer sous le patronage d’Ueland, qui était alors le chef indiscuté de l’opposition. Mais, dès le premier jour, il avait compris qu’Ueland et les siens n’avaient pas de plan de campagne, qu’il leur en fallait un et que la lutte devait être engagée sur le terrain constitutionnel. Il choisit son arme de combat et il la choisit bien, car elle devait lui assurer la victoire définitive : c’était la question de la participation des ministres aux débats du storthing.

Les inconvéniens du système de séparation absolue des pouvoirs appliqué par les constituans de 1814 étaient tellement palpables