Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 66.djvu/319

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

apprit à compter avec nous. Il y eut cependant des mots malheureux, dont le souvenir ne s’est pas effacé. « Les chassepots ont fait merveille, » du général de Failly, et le u Jamais l’Italie n’entrera à Rome, » de M. Rouher, ont encore aujourd’hui le don d’exaspérer les révolutionnaires au-delà des Alpes.

M. Nigra rendit de réels services; il s’appliqua à cicatriser les blessures qu’à notre corps défendant nous avions faites à l’amour-propre italien. Nous avions dans la péninsule des amis nombreux, sincères, dévoués ; ils ne se méprirent pas sur nos intentions ; ils consacrèrent leur talent, leur autorité, à réconcilier les deux pays. Le général de la Marmora, M. Minghetti, M. Peruzzi, le marquis Alfieri, M. Visconti Venosta, le général Menabrea, M. Sella, M. Lanza, M. Bonghi, et tant d’autres, étaient des hommes d’élite; ils avaient, sous l’inspiration du comte de Cavour, présidé aux destinées de l’Italie, l’alliance était leur œuvre, ils n’oublièrent pas ce qu’ils lui devaient. Ils firent preuve, en ces jours douloureux pour leur patriotisme, de sang-froid et de prévoyance. Ils avaient sans doute, comme tous les politiques italiens, étudié Machiavel, mais ils ne gardaient de son enseignement que les préceptes qui ne sont pas réprouvés par la conscience moderne.


VI.

L’Europe, après les années troublées de 1866 et de 1867, reprenait confiance; elle croyait à l’efficacité du principe d’arbitrage proclamé par le congrès de Paris ; elle avait foi dans l’intervention des puissances ; la conférence de Londres ne venait-elle pas de conjurer une guerre imminente ? Et cependant on armait de toutes parts : Berlin donnait l’exemple, et tout le monde l’imitait, non dans une pensée agressive, mais pour se garer contre toutes les éventualités. On se méfiait de M. de Bismarck : le problème germanique sorti de la question italienne n’était pas résolu, l’Allemagne n’était qu’ébauchée, on savait que la Prusse tenait à franchir le Mein et que son roi, fort de ses armées triomphantes, convoitait la couronne impériale. Il était évident pour les esprits sagaces que le ministre prussien ne resterait pas à mi-chemin et que, pour achever son œuvre, il ne se laisserait arrêter par aucun obstacle. L’empereur, en lui imposant à Nickolsbourg la ligne du Mein, croyait s’être prémuni contre la transformation allemande : il s’adonnait au rêve des trois tronçons; mais la ligne du Mein, loin d’entraver l’unité, ne devait servir qu’à la précipiter.

La Prusse, grisée de ses triomphes, pleine de confiance dans ses