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Mais, de toutes les théories affichées par les Parnassiens, celle que l’on a le plus vivement attaquée, c’est leur théorie de la rime, telle qu’on la trouve habilement exposée dans le Petit Traité de poésie française de M. Théodore de Banville. Dirai-je que c’est au contraire celle que je trouve le plus aisément défendable, et, malgré quelques exagérations ou quelques affectations, de beaucoup la plus voisine de la vérité vraie ? Grâce, en effet, à ces négligences dont Lamartine et Musset eux-mêmes n’avaient pas craint de donner l’exemple, et grâce à l’autorité de quelques prosateurs qui, sans doute, ne s’étaient jamais enquis de ce que c’est qu’un vers français, une étrange opinion s’était accréditée, dont on pourrait, en cherchant bien, retrouver encore plus d’une trace. On professait que la rime, dans notre langue, constituait une gêne pour le poète, qu’on pouvait donc en user familièrement avec elle, et, faute enfin de pouvoir absolument s’en passer, prendre toutes les licences qu’exigeraient le sens ou la raison. N’avait-on pas même inventé cet ingénieux, mais bizarre argument, qu’ayant le plus grand soin d’éviter en prose « la répétition des finales, » c’était une preuve que la rime en elle-même était moins propre à charmer qu’à fatiguer l’oreille, l’importuner, et l’exaspérer ? Contre ces paradoxes, qui témoignaient d’une ignorance très excusable de l’évolution historique du vers français, en même temps que d’une méconnaissance impardonnable des lois de l’harmonie de la langue, les Parnassiens ont voulu rétablir la rime dans l’intégrité, la légitimité, la souveraineté de ses droits. Qui prétendra qu’ils aient eu tort ?

Non contens de répéter, comme on l’avait fait plus d’une fois avant eux, qu’à l’idée la plus poétique la rime ajoute un agrément nouveau, que la contrainte même qu’elle impose à l’expression, en lui donnant plus de propriété, donne par suite à la pensée plus d’exactitude et de force, et qu’il est impossible, enfin, qu’en aucun temps de la langue un mauvais rimeur ait pu passer pour un grand poète, ils posèrent donc, selon un mot de Sainte-Beuve, que la rime est « l’unique harmonie » du vers, et que « l’imagination de la rime » est, entre toutes ou par-dessus toutes, la qualité ou faculté qui constitue le poète. « Si vous êtes poète, écrivait M. Théodore de Banville, vous commencerez par voir distinctement, dans la chambre noire de votre cerveau, tout ce que vous voulez montrer à votre auditeur, et, en même temps que les visions, se présenteront spontanément à votre esprit les mots qui, placés à la fin du vers, auront le don d’évoquer ces mêmes visions pour vos auditeurs. » Il ajoutait plus loin : « Tant que le poète exprime véritablement sa pensée, il rime bien ; dès que sa pensée s’embarrasse, sa rime aussi s’embarrasse, devient faible, traînante et vulgaire, et cela se comprend de reste, puisque pour lui rime et pensée ne sont qu’un. » Rien de plus vrai que ces observations, car ce ne