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« Ce que vous avez voulu, c’est mon argent, le voici ! » De se séparer, elle n’y pense guère ; il lui suffit, pour sa sécurité, d’avoir fait cadeau de deux millions à l’indigne époux et à sa maîtresse. D’autre part, les auteurs, ayant cette louable intention de protester contre les droits exorbitans que le code crée au mari ne se font pas scrupule d’y ajouter celui-ci : le mari peut enlever à sa femme et réclamer pour sien, par le ministère pur et simple du commissaire de police, un enfant déclaré à l’officier de l’état civil comme né de père et mère inconnus. C’est même proprement le sujet de la pièce, — qui n’intervient qu’au troisième acte. A cela que dirait Corneille, s’il se souvenait de son Discours du poème dramatique et des commentaires qu’il y fait d’Aristote : « Il faut qu’une action, pour être d’une juste grandeur, ait un commencement, un milieu, et une fin… Je voudrois donc que le premier acte contînt le fondement de toutes les actions et fermât la porte à tout ce qu’on voudroit introduire d’ailleurs dans le reste du poème ? » Corneille se fâcherait.

Il est vrai que le premier acte du Mari, s’il ne renferme pas « les semences de tout ce qui doit arriver, » est en lui-même bien coupé, bien conduit, de façon qu’il intéresse ; le troisième a de la chaleur, des agrémens familiers et, au prix des faussetés que l’on sait, du pathétique. La flamme de Mlle Tessandier, la force de M. Paul Mounet, l’esprit de M. Porel ravissent les bravos ; M. Rebel et Mlle Nancy Martel sauvent adroitement de misérables rôles ; Mme Crosnier joue en excellente comédienne le petit personnage d’une provinciale. Par toutes ces raisons, le Mari compte pour un succès, mais n’importe : si les contemporains n’ont que cette manière de connaître la vie, et cette langue pour l’exprimer, qu’on me ramène à Polyeucte !

On m’y ramène : Osip, des Danicheff, gardant sa femme pour son maître et la lui remettant immaculée, qu’est-ce autre chose, à moins qu’une étrange obsession ne m’abuse, qu’un Polyeucte martyr de la délicatesse et de la gratitude ?


Possesseur d’un trésor dont je n’étais pas digne,
Souffrez qu’entre vos mains, seigneur, je le résigne…


Ainsi pourrait parler Osip ; et que serait-ce s’il parlait ainsi ? Déjà, lorsqu’il célèbre ses yeux « plus ombragés que la pensée, » Anna s’émerveille : « Je n’aurais jamais cru que tu pusses t’exprimer aussi bien. » S’il s’exprimait en vers de Corneille, elle se résoudrait peut-être à l’aimer ! Sans toucher à la question du style, ferai-je admirer l’abondance et la variété de la psychologie des classiques en regard de celle des modernes ? Ferai-je triompher leur dramaturgie de la nôtre ? Il y suffirait, d’une part, d’établir un parallèle entre la Pauline de